Interdit depuis plus de 20 ans, l’avortement revient au cœur du débat au Chili. Le gouvernement a présenté en janvier dernier un projet de loi sur la dépénalisation de l’avortement, soutenu par la présidente Michelle Bachelet, médecin de formation, qui tient là une de ses promesses de campagne. Ce projet propose d’appliquer légalement l’avortement dans trois circonstances particulières : en cas de viol, de malformation létale du fœtus ou de risque présent ou à venir pour la vie de la mère. Un premier texte a été approuvé en août dernier par la commission santé de la chambre des députés et il sera examiné dans le courant du mois d’octobre en séance plénière.
Une législation rétrograde
L’interdiction de l’avortement au Chili remonte à la dernière phase de la dictature du général Augusto Pinochet. Adoptée en 1989, la loi déclare l’avortement illégal en toutes circonstances, même lorsque la vie ou la santé de la mère est en danger ou que la grossesse résulte d’un viol. Depuis le retour de la démocratie, la loi est restée en l’état : une femme qui avorte s’expose à 5 ans d’emprisonnement et les médecins sont, quant à eux, passibles de 3 ans de prison. Pour autant, selon des chiffres de l’ONU, elles seraient entre 70 000 et 120 000 à courir ce risque chaque année, entraînant son lot de situations absolument dramatiques. Le cas d’une fillette de 13 ans violée par un parent et enceinte d’un bébé non viable, ou encore celui de Belen, 11 ans et enceinte après avoir été violée par son beau-père, ont ému l’opinion publique chilienne, amenant le pays à prendre conscience de sa législation particulièrement rétrograde en la matière. Seuls quelques États se montrent aussi régressifs dans le monde : le Chili est l’un des cinq pays d’Amérique (avec le Salvador, Haïti, le Honduras et le Nicaragua) et l’un des sept pays au monde (avec Malte et le Vatican) qui interdit totalement l’avortement et ne prévoit aucune exception pour sauver la vie de la mère.
Un thème de société polémique
Il s’agit là d’un thème de société particulièrement sensible car le Chili est “un pays pluriel où cohabitent différentes sensibilités religieuses, philosophiques et culturelles” reconnaît sa présidente Michelle Bachelet. “On n’est pas toujours d’accord sur des conceptions de vie mais en tant que communauté, on ne peut pas renoncer à l’idée du bien commun et des règles partagées” continue-t-elle. Aussi la discussion avait-t-elle débuté sous des auspices peu favorables : Ignacio Sánchez Díaz, directeur du réseau de santé catholique, a prévenu devant les députés qu’il n’y aurait pas d’avortement au sein de son réseau d’hôpitaux. Il convient de souligner à ce propos que le réseau de santé catholique est le réseau de santé privé le plus important du pays. Si la loi est adoptée, les médecins qui y officient ne l’appliqueront donc pas. Dans l’un des pays les plus conservateurs d’Amérique latine où le divorce n’a été approuvé qu’en 2004 et où 59 % de la population se déclare catholique, cette prise de position n’est pas anodine. L’offensive est d’autant plus prégnante qu’elle trouve un écho, aussi bien dans les partis de droite qu’au sein de la Démocratie chrétienne qui participe à la coalition gouvernementale. En juillet, cette dernière a fait savoir que moins d’un tiers de ses 21 députés soutiennent le texte.
Un drame social
Le fait d’interdire l’avortement en toutes circonstances n’a pas empêché ni n’empêche sa pratique. Les pays d’Amérique latine sont particulièrement stricts en matière d’avortement, mais de manière paradoxale, c’est dans cette région que l’on dénombre le plus d’interruptions de grossesse : 32 IVG pour 1 000 femmes en Amérique du Sud, contre 12 en Europe. Dans les faits, l’interdiction totale contraint les femmes et les jeunes filles à se tourner vers des méthodes d’IVG clandestines et artisanales et à rechercher des traitements dangereux par des moyens détournés, tout cela mettant leur vie en danger. Ce sont les femmes qui ont le moins de ressources qui restent à la merci du marché noir et qui sont contraintes d’opérer avec les moyens du bord : cintres, aiguilles à tricoter, chute dans les escaliers, introduction de détergent dans le vagin ou encore prise de médicaments de mauvaise qualité. De plus, lorsque les femmes souffrent de complications après un avortement clandestin, elles ne s’exposent pas uniquement à des risques sanitaires. Au moment où elles se rendent à l’hôpital, elles subissent des interrogatoires et peuvent être dénoncées. Ceci amène Fernanda Doz Costa, chercheuse sur les droits économiques, sociaux et culturels dans les Amériques à Amnesty International, à déclarer : “Au Chili, la loi sur l’avortement créé un climat de peur parmi les professionnels de santé, dont la première pensée est souvent de signaler à la police une femme ou une jeune fille pour un avortement présumé, au lieu de leur prodiguer des soins susceptibles de leur sauver la vie. En découle un système de santé à deux vitesses, qui considère les femmes comme de simples porteuses d’enfants”.
Le soulèvement de l’opinion publique
Le 28 septembre dernier, lors de la journée mondiale pour la dépénalisation de l’avortement, une quinzaine d’organisations de défense des droits de l’homme ont appelé à redoubler les efforts en direction du projet de loi et ont réclamé la reconnaissance du droit à disposer de son corps. L’ONG Amnesty International considère qu’actuellement, la loi contre l’avortement traite les femmes “comme des citoyens de seconde zone et met en péril leur vie et leur santé”. Depuis peu, des organisations féministes ont également structuré leur discours sur l’avortement en s’invitant dans le débat. L’exemple le plus emblématique est celui de l’association Miles, collectif féministe chilien, qui a mis en place une campagne provocante dans le but d’alerter l’opinion publique. Teintés d’un humour très noir, les mini-films réalisés montrent, avec ironie comment avorter manuellement en faisant croire à un accident : “Plus la vitesse est grande, mieux c’est. […] Choisis une voiture qui ne ralentit pas à l’approche du feu. Assure-toi d’être bien en face pour la heurter de plein fouet. Puis traverse la route”. Grâce à ces “tutos”, l’organisation espère éveiller les consciences sur le désespoir et l’angoisse qui surviennent chez les femmes qui sont contraintes d’interrompre leur grossesse pour des raisons thérapeutiques. Quant à l’opinion publique dans son ensemble, 79 % des Chiliens adhèrent à l’idée de la dépénalisation de l’IVG, 60 % défendant la motion “sous conditions particulières” contre 19 % sans conditions, selon un sondage paru en février dernier.
Lueur d’espoir
En dépit de la rigidité de la loi, la criminalisation de l’avortement serait en recul ces dernières années au Chili. En effet, la majorité des femmes condamnées ne vont pas en prison mais bénéficient de peines alternatives. Entre 2006 et février 2015, parmi les 308 accusées d’avortement, 39 % ont eu une sentence alternative et 28 % ont été condamnées à 3 ans d’emprisonnement. Bien qu’encore limité – il ne résoudrait que 5 % des 70 000 cas d’avortement réalisés chaque année dans la clandestinité -, le projet de loi actuellement débattu serait un premier pas encourageant dans la bonne direction. Si la loi passait, le Chili rejoindrait le Venezuela et Cuba, seuls pays d’Amérique latine à dépénaliser l’avortement en cas de danger pour la vie de la mère. Une lueur d’espoir pour de nombreuses femmes traversant l’un des moments les plus douloureux de leur vie.
Vaiana GOIN