L’enquête sur la mort du procureur Nisman dépendra-t-elle des États-Unis ? Les recherches informatiques entre les mains d’institutions américaines suscitent la méfiance. Des comptes secrets en millions de dollars. Coup de théâtre en faveur de la thèse du suicide. Retour sur les faits…
Début janvier 2015, le procureur Alberto Nisman, chef de l’Unité spéciale d’enquête sur l’attentat contre la mutuelle juive AMIA de Buenos Aires (juillet 1994) revient précipitamment de vacances pour remettre à la justice argentine un document accusant la présidente Cristina Fernández de Kirchner et son ministre des affaires étrangères, Héctor Timmerman, d’avoir signé un memorandum d’entente avec l’Iran dans le but d’assurer l’impunité d’Iraniens qu’il accuse du crime. Il affirme avoir des preuves sous la forme d’enregistrements téléphoniques réalisés par le SIDE, les services secrets argentins. Ces preuves lui permettraient de pouvoir accuser la présidente, son ministre, un député et trois autres personnes d’avoir :
“Par de viles manœuvres et des pactes secrets, entravé la justice et monté de fausses pistes pour protéger les auteurs iraniens de l’attentat. – D’avoir entamé en 2011, par intérêt commercial (pétrole iranien contre céréales argentines), une négociation secrète avec l’Iran par laquelle les accusés iraniens, requis dès 2007 par le juge argentin Canicoba à travers l’alerte rouge d’Interpol ne seraient plus inquiétés car l’Argentine demanderait à Interpol de lever l’alerte rouge. – D’avoir concrétisé cet accord en 2013 par la signature d’un mémorandum d’entente par lequel se crée une commission de la vérité permettant au procureur argentin de se rendre en Iran pour interroger les suspects qui resteraient ainsi impunis.” Son accusation contre la présidente : “Dissimulation aggravée, non accomplissement des devoirs d’une fonctionnaire publique et entrave à l’action de la justice”. Le 18 janvier, le procureur est retrouvé mort dans sa salle de bain, une balle dans la tête. Pour Sandra Arroyo, son ex-épouse, et la droite politique, judiciaire et médiatique argentine, il s’agit d’un assassinat politique commandité par la présidente et son ministre (1).
Le sabotage de la piste syrienne
Après l’explosion, les enquêteurs déterminent rapidement que le propriétaire du trafic piégé garé devant l’AMIA est Carlos Telleldín, un revendeur de véhicules d’occasion. Son téléphone portable montre qu’il avait récemment parlé avec un citoyen argentin d’origine syrienne, Alberto Kanoore Edul. Interrogé, celui-ci ne peut expliquer pourquoi il a appelé Telleldín. Il se précipite au Palais présidentiel où il rencontre Munir Menem, frère du président Carlos Menem dont il est proche. Menem paralyse l’enquête et fait cesser les écoutes téléphoniques contre Kanoore.
La demande populaire de justice se faisant pressante suite à cet horrible attentat, Menem met sur pied un montage destiné à détourner l’enquête. Le juge fédéral Juan José Galeano rencontre Telleldín et lui remet 400 000 dollars pris sur les fonds du SIDE pour qu’il accuse quatre policiers comme complices des exécutants de l’attentat selon la thèse d’une piste fasciste locale. Galeano lui donne le nom des policiers à accuser et une photo de chacun pour qu’il puisse les identifier. Les policiers sont condamnés à de lourdes peines de prison.
Il faut 8 années pour que la justice découvre le faux témoignage. En 2004, un tribunal fédéral détermine que “en vertu des nombreuses irrégularités, il nous faut conclure que l’enquête s’est orientée vers un montage destiné à satisfaire… les obscurs intérêts de gouvernants sans scrupules”. Les policiers sont libérés, le juge Galeano est démis de ses fonctions et la justice décide d’ouvrir une procédure légale pour “détournement d’enquête”. Ce procès exceptionnel étant donné la personnalité des accusés a commencé le 6 août 2015 (2).
La piste iranienne et les liens de Nisman avec l’ambassade des États-Unis
Dès le début, l’ambassade des États-Unis et le gouvernement israélien “suggèrent” à la justice argentine d’oublier la piste syrienne et d’orienter l’enquête vers l’Iran considéré comme l’ennemi numéro un de ces deux pays. Cette campagne porte ses fruits : le juge Nisman reprend la thèse américaine et accuse l’Iran d’être le commanditaire de l’attentat et le Hezbollah l’auteur matériel. Il lance des mandats d’arrêt contre une demi-douzaine de hauts fonctionnaires iraniens et demande à Interpol de les mettre sur “alerte rouge” ce qui les empêche de quitter leur pays sous peine d’arrestation.
En novembre 2010, Wikileaks publie des dizaines de câbles qui révèlent les visites régulières du juge à l’ambassade américaine. On y découvre que Nisman, avant de les remettre au pouvoir judiciaire argentin, soumettait régulièrement ses écrits au bureau légal de l’ambassade, un euphémisme pour le FBI. Il lui arrivait même de modifier ses écrits pour aller dans le sens des indications que lui donnait le bureau. Ainsi, dans un câble daté du 22 mai 2008 vers Washington, l’ambassade écrit : “Nisman s’est encore excusé et a proposé de rencontrer l’ambassadeur Earl Wayne pour discuter de la route à suivre”. Et le 27 février 2011, un ordre : “Ne pas s’orienter vers la piste syrienne ni vers une connexion locale, cela pourrait affaiblir le cas international contre les accusés iraniens”. (3) L’Iran a toujours nié toute implication dans l’attentat et aucune preuve n’est jamais apparue en 20 ans d’instruction du dossier.
L’enquête bloquée depuis les États-Unis ?
Yahoo ne répond pas. Pour les partisans de la thèse de l’assassinat, c’est le technicien informatique travaillant pour Nisman depuis 10 ans, Diego Lagomarsino qui a commis le crime “sur ordre supérieur” le samedi soir. On sait que l’arme qui a donné la mort est celle de ce technicien qui l’a remise au juge sur demande expresse de celui-ci. Mais les experts en informatique découvrent que Nisman a ouvert son ordinateur le dimanche matin et qu’il a visité plusieurs sites dont son adresse électronique sur Yahoo. La juge d’instruction Viviana Fein a demandé à Yahoo de confirmer l’heure de cette entrée sur son adresse mais Yahoo ne répond pas… Sur ordre supérieur ? On sait que les grandes marques américaines collaborent sans difficultés avec les services secrets de leur pays.
Windows non plus. À 20h07 ce dimanche 18 janvier, alors que le juge Nisman git dans sa salle de bain (il ne sera découvert que vers 22h), son ordinateur subit une entrée massive de pen drives. Pour les informaticiens, c’est une erreur produite par une actualisation du système opératif de Windows. Contacté, Microsoft Argentine déclare qu’il doit d’abord contacter la maison-mère aux Etats-Unis. Pas plus que la banque. Il apparait que le juge possédait des comptes secrets dans la banque Merrill Lynch de New York (et ailleurs) contenant des sommes se chiffrant en centaines de milliers de dollars de provenance inconnue. Le juge Rodolfo Canicoba, en charge de ce dossier, a demandé l’aide de la banque américaine, sans réponse. Cependant, l’unité d’informations financières des États-Unis a ouvert une enquête pour déterminer si les sommes accumulées sur le compte Merryl Lynch sont des pots-de-vins car “l’argent n’apparait pas justifié par les revenus du juge”. Alors, qui versait tout cet argent sur les comptes secret du défunt ?
La juge change de police. La norme d’enquête voudrait que ce soit la police fédérale qui analyse l’ordinateur et les téléphones du juge défunt mais, prenant excuse d’une photo de l’appartement de Nisman publiée sur internet qu’elle met sur le compte de la PF, la juge Fabiana Palmaghini lui retire le dossier et le confie à la division Cibercrime de la police métropolitaine (de Buenos Aires). La spécialiste en charge de la Cibercrime, Sonia Vitale est immédiatement remplacée par Ezequiel Sallis, connu pour ses nombreux voyages aux États-Unis. La Cibercrime est considérée par le milieu informatique comme très proche des services secrets états-uniens (4).
Le chef du SIDE s’enfuit. Autre découverte : depuis 2007, le directeur du SIDE, Antonio Stiuso, annonce au juge Nisman que son rapport contenant les preuves de la culpabilité de la présidente et de ses proches, fruit d’un long travail d’étude des écoutes téléphoniques, “est sur le point de lui être remis”. Depuis 2007, deux fois par an, le juge demandait à Stiuso de lui remettre ce rapport et s’entendait à chaque fois répondre : “Il est sur le point d’être terminé”. En janvier 2015, ce rapport ne lui avait toujours pas été remis. C’est pourtant sur la base de ces preuves que le juge avait monté son dossier contre la présidente et son ministre. Nisman avait reconnu sans difficulté que beaucoup de ces informations “provenaient du SIDE et d’agences étrangères” et qu’il voyait Stiuso, “presque tous les jours”.
En 2013, la présidente Cristina Fernández démet Stiuso de ses fonctions : resté 20 ans à la tête du SIDE, le gouvernement argentin avait le sentiment qu’il obéissait plus aux directives de Washington qu’aux ordres de son ministre de tutelle. Non seulement les preuves qui devaient être fournies par le SIDE ne sont jamais apparues, mais plutôt que de répondre aux questions de la juge d’instruction, Jaime Stiuso a préféré s’exiler aux États-Unis. Son successeur a déclaré qu’il n’avait trouvé aucun dossier relatif à la recherche de ces preuves dans les archives du SIDE réclamées par Nisman depuis sept ans : elles n’existaient pas.
Dernier rebondissement : l’ordinateur du juge montre qu’il était bien vivant le dimanche matin
Pour les opposant politiques et les grands médias largement contrôlés par une droite viscéralement anti-présidente, le gouvernement a fait exécuter le procureur car il craignait les preuves qu’il allait publier. Pour le gouvernement, c’est justement parce que le juge était conscient qu’il allait se trouver devant une commission sénatoriale sans aucune preuve dans les mains qu’il s’est peut-être suicidé.
Treize des quinze experts judiciaires, policiers, légistes et criminalistes chargés par la juge d’instruction des analyses de l’appartement affirment que “rien ne laisse supposer qu’une autre personne était présente dans l’appartement du procureur à l’heure de sa mort” confirmant la thèse du suicide. Les deux autres sont les représentants de la famille Nisman qui insistent sur la thèse de l’assassinat par le technicien Lagomarsino.
Cependant, coup de théâtre le dimanche 23 août : le journal Página12 révèle que le juge Nisman était bien vivant le matin du dimanche 18 janvier. En effet, les experts en informatique ont découvert que le juge avait visité le site des journaux Clarín, Perfil et La Nación mais aussi celui de Página12. Celui-ci réussit à retrouver l’adresse IP de l’ordinateur du juge puis cherche dans son serveur si cette adresse IP était bien entrée sur le site du journal. Ce contact a effectivement eu lieu à 7h01 le dimanche matin. Conclusions inévitables : Nisman était vivant ce matin-là, Lagomarsino ne l’avait pas assassiné. La thèse du suicide est de plus en plus plausible.
Les organisations de familles des victimes (Apremia, Memoria Activa et 18J) avaient depuis longtemps demandé que le procureur Nisman soit écarté de l’enquête. Elles espèrent maintenant que le procès contre Menem et Galeano apportera de nouvelles informations qui permettront enfin de trouver une vraie piste menant aux auteurs de l’attentat.
Jac FORTON