En suivant le parcours de Los Aldeanos, groupe de hip-hop le plus populaire et contestataire de Cuba, Léa Rinaldi dresse une chronique intime d’une nouvelle génération artistique de l’île, à l’heure de la transition du régime castriste.
Ce documentaire sur un groupe adulé mais plus ou moins interdit est très intéressant. Je laisse la réalisatrice présenter le film et le groupe : « “Esto es lo que hay” est une expression typiquement latino-américaine. Cela signifie « voilà ce qu’il y a », mais aussi « on fait avec ce qu’on a ». Ce titre est une mise en abyme de la manière qu’ont Los Aldeanos de créer et de composer avec leur réalité. Je tenais à garder ce titre en espagnol car Los Aldeanos défendent corps et âme leur langue hispanique. Dans ce milieu hip‐hop très largement écouté en anglais, l’espagnol mérite d’être valorisé. J’ai aussi décidé d’ajouter ce sous-titre « Chronique d’une poésie cubaine » pour la sortie en France, afin d’être plus claire sur le contenu du film, réalisé sur une durée de 6 ans. Filmé entre 2009 et 2015, ce documentaire traverse l’histoire récente de Cuba – de la passation de pouvoir entre Fidel et Raoul Castro à la levée de l’embargo des USA.
Los Aldeanos ont la révolution dans le sang et se battent pour leurs droits au nom de la liberté du peuple cubain. Leurs armes sont d’abord les mots, ceux d’une poésie très inspirée et travaillée avec un phrasé au rythme rapide, d’où certaines difficultés pour le film à traduire la beauté et la force de leur message en français et en anglais. Je découvre très vite que Los Aldeanos est un groupe aussi populaire que prolifique ; ils sont leurs propres auteurs, producteurs, distributeurs et ont réussi à créer un véritable marché musical indépendant à Cuba. Ils ont produit 23 albums en 7 ans ! Durant tout ce temps où je les ai accompagnés, j’ai été témoin de plusieurs scènes d’affrontements inimaginables entre cette jeune génération contestataire et le régime castriste. J’ai pris conscience alors de la violence de la censure, de la pression quasi quotidienne que subissaient ces jeunes artistes.(Un jour) J’apprends que la musique de Los Aldenaos est censurée par les médias officiels cubains et qu’ils ne peuvent chanter dans aucun lieu depuis quelque mois. Ils ne perdent pas espoir : le hip-hop est leur « religion » et ils le défendront « hasta la muerte » (jusqu’à la mort). J’ai alors proposé à Aldo de les suivre dans leur travail, pour enregistrer le combat de la jeune garde cubaine. Le deal était de les filmer en cinéma direct, sans effet, sans script, en restant la plus discrète possible, sans idée préconçue. Ils ont accepté et m’ont adoptée peu à peu dans leur Aldea (village), cette communauté d’artistes et d’intellectuels underground qui luttent pour le « cambio », le changement.
Los Aldeanos est le groupe de hip-hop le plus populaire et contestataire du pays, emblématique d’une nouvelle génération cubaine née sous la Révolution castriste des années 80. Il est composé de Al2 el aldeano, El B et Silvito el libre (fils de Silvio Rodriguez) qui est davantage un électron libre du groupe. Censurés et enfermés dans leur propre pays, Los Aldeanos écrivent frénétiquement et posent sur papier ce qu’ils voient dans la rue (…) Et les Cubains les suivent, reconnaissant leurs vies dans le flow de la Aldea. Ils chantent les difficultés du quotidien de millions de Cubains qui doivent faire face aux carences alimentaires, à la faiblesse des salaires et à la dépression économique, conséquences de la chute de l’Union Soviétique, alliée de Cuba, et de la « période spéciale » qui a transformé durablement la société et les modes de vie. Ils arrivent à déjouer la censure grâce à Internet. Leurs vidéos dépassent les millions de vues, ils sont « les rois de YouTube ». Le nombre de leurs vidéos en ligne est incalculable et leur unique mode de diffusion en dehors du marché noir est Internet. J’ai trouvé des héros en lutte pour leur liberté d’expression, des situations absurdes liées au fonctionnement du régime castriste et pas mal de contradictions difficiles à résoudre pour ces mêmes héros. Le film suit en quelque sorte l’émancipation de Los Aldeanos et les difficultés qu’elle entraine.(…) Il y a d’abord la surprise de l’autorisation de sortie du territoire qui arrive grâce au festival serbe Exit, qui accueille chaque année des groupes de musique venus des quatre coins du globe. Comme des prisonniers en liberté conditionnelle, Los Aldeanos découvrent le monde extérieur à Cuba. En suivant le groupe lors de leurs concerts suivants en Amérique Latine, j’ai réalisé la portée universelle de leur propos. Nous voyons surgir une fois de plus le combat commun de l’Amérique Latine pour un changement radical des systèmes gouvernementaux. La Colombie, ça a été pour eux et donc pour moi un moment hallucinant. Et c’est dans ce contexte que viennent aussi paradoxalement les premières contradictions, les premières vraies rancœurs pour ce groupe au talent reconnu par tous mais qui ne peut vivre dignement de sa musique et sans être inquiété. Alors qu’ils n’ont jamais vendu un seul disque officiellement, ils se retrouvent devant un public colombien qui connaît leurs textes par cœur, reprend tous les refrains et est en transe sur leur musique.
Et vient ensuite Miami, qui est avant tout le deuxième Cuba. Le premier concert dans cette ville est accompagné des premières rencontres avec les proches de Los Aldeanos, qui s’y sont exilés. Pourtant, lors de leur premier concert à Miami, c’est surtout la polémique autour du gouvernement castriste qui a retenu l’attention de la presse. Pour qu’ils m’acceptent, il fallait aussi que je sois discrète, dans un mode observateur. Parfois il fallait aussi que je participe sur le moment aux besoins du groupe. J’ai alors réalisé des introductions vidéo à leurs concerts, comme plusieurs vidéos clips. Ils ont alors compris que je n’étais pas intrusive. Je ne posais pas de questions et ils oubliaient ma présence. Ils ont ainsi compris ma démarche et ma sensibilité. Los Aldeanos ont souffert de manipulations de la part des médias et craignent les journalistes. Ils refusent d’ailleurs la plupart du temps de faire des interviews. Les filmer dans leur intimité et dans leur cadre de création me paraissait plus juste pour dépeindre au mieux leur authentique réalité et donner une place plus importante à leur musique. À travers leurs écritures différentes, ces chanteurs rendent hommage à une Révolution retrouvée qui leur appartient intimement et secrètement. Mais malgré toutes les épreuves de persécution, d’emprisonnement et bien qu’ils n’aient pour l’instant qu’une seule issue, la fuite vers l’étranger, ils restent fidèles à leur pays. En y revenant systématiquement à travers leurs mots, leur imagination et dans leurs retours constants à la Havane. « Je reviendrai, continuerai et mourrai à Cuba » hasta siempre !
Los Aldeanos ont une vision manichéenne et contradictoire de leur pays. Tantôt ils ne jurent que par leur terre Cuba, leur mère nourricière, tantôt ils fustigent l’Etat cubain. Acteurs de leurs propres contradictions, ils prônent « la révolution » de la révolution cubaine. Ils refusent d’être associés aux clichés du rappeur américain et en même temps, ils leur ressemblent de plus en plus physiquement et cultivent le même look. A Cuba, ils veulent partir, voyager et connaître le monde. A l’étranger, ils n’aspirent qu’à retourner dans leur pays. A Cuba, ils n’ont droit à aucune presse alors qu’à l’étranger ils refusent de s’exprimer devant la plupart des médias.
Les conditions hostiles et violentes à la Havane et cette liberté provisoire vécue au final comme un déchirement favorisent leur univers créatif. Enfer ou paradis, la Havane continue de les habiter, et de hanter leurs œuvres à la fois poétiques et subversives.
Grâce à leurs textes, « Esto es lo que hay » évacue les clichés sur Cuba, principalement véhiculés par la presse et les touristes (beauté insulaire, musicalité, pauvreté à cause de l’embargo, santé gratuite et garantie). Bien au-delà de ces images stéréotypées, Los Aldeanos donnent une dimension existentielle, poétique et même matricielle à leur ville. Au-delà même des attaques contre le régime, sa décadence et sa misère, leur reconstruction musicale de leur Havane semble la plus provocatrice. La Havane est profondément ancrée dans l’âme de ces musiciens qui, bien que légitimés à l’étranger, n’abandonnent pas leur combat jusqu’à ce que la victoire soit la leur, même si « les ombres demeurent ».
Le film est évidement un film musical, mais aussi une vision par des jeunes qui n’ont pas vécu la Révolution, de leur pays, de ses contradictions et de leurs propres contradictions.
Alain LIATARD