Je randonnais à cheval la semaine dernière sur les pentes du Cotopaxi. Sous le calme poncho blanc du volcan le plus emblématique du pays, avec son cône parfait qui rappelle celui du Fuji-Yama au Japon, rien ne filtrait de l’imminence d’une éruption. A l’entrée du parc national – l’Équateur a placé près du quart de son territoire en réserves naturelles et zones protégées -, des touristes très mal équipés s’apprêtaient à monter à plus de quatre mille mètres d’altitude. Trois jours plus tard, un panache de fumée et de cendres jaillissait à 8 kilomètres de hauteur, la zone était évacuée, l’aéroport de Quito fermé, le pays placé en état d’exception. Les éruptions volcaniques sont toujours précédées de signes annonciateurs. L’information avait pourtant été soigneusement contrôlée puisque notre groupe de cavaliers ne savait rien du danger.
Nous avons dormi plusieurs nuits au pied du volcan. Quant aux paysans que j’ai croisés dans les fermes d’altitude où l’on élève des vaches néo-zélandaises ou normandes, qui profitent de la richesse de ces pâturages andins qu’on appelle les paramos, pour donner un lait exceptionnellement riche, ils ne savaient rien non plus du danger. Certes, vivre à proximité ou dans la caldeira du volcan en activité le plus haut du monde présente un certain risque, mais dans la mesure où l’Équateur tout entier, véritable jardin tropical, est un don du volcanisme, qui lui a donné ses terres fertiles et la richesse d’une agriculture incroyablement variée, le pays a appris à gérer ce que Alexander von Humboldt appelait l’« allée des volcans », qui enserre la métropole de Quito.
Comme partout en Amérique latine, l’inégalité foncière héritée de la colonisation hispanique a créé de fortes tensions entre la petite fraction de grands propriétaires d’origine européenne et la grande majorité des Indiens, situés le plus souvent en bas de l’échelle sociale, réduits faute de terres à attacher leurs bêtes – bovins, ovins lamas et chevaux – le long des chemins pour les faire brouter et dégager quelques revenus complémentaires. Le gouvernement de Rafael Correa s’est attiré les suffrages des pauvres par sa politique de redistribution prodigue, financée, depuis la chute des cours du pétrole, par une pression fiscale sans cesse accrue sur les classes aisées. L’enrichissement issu de cette politique sociale et de l’argent des émigrés crée une effervescence immobilière certaines dans les villes, où les maisons s’adjoignent d’étages supplémentaires et où de multiples constructions, dotées de ces vitres teintées qui suscitent partout dans le monde l’engouement des nouvelles classes moyennes, jaillissent dans l’anarchie urbaine. Fort de ces succès, le président dérive peu à peu vers l’autoritarisme, et met tout en œuvre pour, au nom du prétendu bien commun, se maintenir au pouvoir en dépit de la constitution qui limite à deux mandats l’exercice de la magistrature suprême. Dans ce contexte, la catastrophe naturelle crée, comme on a pu l’observer dans bien d’autres pays au monde, une « formidable opportunité », selon la formule que Condolezza Rice avait utilisée à propos du tsunami du 26 décembre 2004, qui a donné aux États-Unis l’occasion de reprendre pied en Indonésie.
Dans un premier temps, elle a permis la mise en place de « l’état d’exception » et donc de renforcer le contrôle de l’armée. Mais les répercussions potentielles de cette éruption vont bien au-delà et pourraient changer durablement la donne foncière et sociale dans le pays. En effet, des haciendas de plusieurs milliers d’hectares s’étendent dans l’environnement immédiat du Cotopaxi. Dans les paramos, des réseaux d’irrigation très anciens – certains datent du temps des Incas – assurent leur approvisionnement en eau, mais les grandes villes, à commencer par Quito, dépendent aussi de façon vitale des châteaux d’eau que sont les glaciers d’altitude. Or ces derniers, tel celui qui coiffe le Cotopaxi, sont de plus en plus menacés et ne cessent de se réduire. Le changement climatique peut bien sûr être incriminé, mais la déforestation porte elle aussi une très large part de responsabilité : des incendies volontaires grignotent régulièrement les paramos et les forêts d’altitude, exceptionnellement riches en biodiversité, pour conquérir de nouvelles terres. Au fur et à mesure que la disponibilité en eau se réduit, les tensions politiques entre citadins et producteurs agricoles et au sein de ces derniers s’accroissent, au point de susciter des affrontements armés. Comme partout, les citadins s’estiment prioritaires face aux seconds.
Dans ce contexte, une grande éruption du Cotopaxi fait figure pour le gouvernement de catastrophe utile. Au nom de l’urgence et du danger, elle peut permettre de légitimer d’abord le déplacement autoritaire de tous ceux qui vivent à proximité du volcan, ensuite des mesures d’expropriation des grandes haciendas comme des terres paysannes, depuis longtemps à l’étude, pour créer en altitude d’immenses réservoirs destinés à sécuriser Quito. Pourtant, cette « formidable opportunité » risque de ne pas être sans conséquences : ennoyer de gigantesques superficies de paramos risque, au-delà des atteintes portées à un biotope exceptionnel, de menacer l’équilibre fragile du milieu humain andin, qui vit en étroite symbiose avec une nature âpre et difficile. Ce sont à la fois la culture originale des chagras, ces cow-boys des Andes, l’agriculture de jardin d’altitude des paramos et une partie de l’emploi qui seront compromis, accentuant l’exode rural dans un pays où la population est déjà très majoritairement urbaine.
Ajoutons qu’une éruption volcanique d’envergure, en envoyant dans l’atmosphère des milliards de tonnes de gaz à effet de serre, réduirait à néant les efforts mis en œuvre par la communauté internationale pour lutter contre le changement climatique… Comme toutes les grandes catastrophes naturelles, qui suscitent toujours des réactions en chaîne d’ampleur planétaire, il faut donc considérer l’éruption du Cotopaxi comme un phénomène majeur, non seulement pour l’Equateur, mais aussi pour le monde.
Sylvie BRUNEL*
-
Sylvie Brunel est une géographe, économiste et écrivain française, née le . Spécialiste des questions de développement, elle a travaillé pendant plus de quinze années dans l’humanitaire (Médecins sans frontières, Action contre la faim) et a publié une vingtaine d’ouvrages consacrés au développement, en particulier aux questions de famine. Elle est à ce jour professeur des universités à l’université Paris IV-Sorbonne. Cette tribune a été publié dans le journal Le Monde daté 28 août dernier.