Après deux romans remarquables et remarqués, La pirouette et Monastère, de l’écrivain guatémaltèque Eduardo Halfon, les éditions Quai Voltaire nous offrent cette fois en même temps deux publications de nouvelles : un tout petit recueil, Le Boxeur polonais, suivi d’Allocution de Povoa traite l’histoire du grand-père de Monastère sauvé au block II d’Auschwitz par un boxeur prisonnier lui aussi, histoire suivie dans Allocution de Povoa d’une réflexion sur les rapports entre réalité et littérature. Et en parallèle, Signor Hoffman nous propose six récits qui nous font voyager aux côtés de l’auteur de l’Europe à l’Amérique, surtout au Guatemala, qui nous questionnent aussi sur la nécessité ou non de commémorer le passé à n’importe quel prix, et qui nous montrent la valeur de la lutte et la grande dignité de simples paysans guatémaltèques.
Dans Le boxeur polonais, le lecteur retrouve le grand-père juif de Monastère qui transformait les chiffres tatoués par les nazis sur son bras en numéro de téléphone pense-bête pour ne pas répondre aux questions de ses petits-enfants. Mais cette fois, le petit-fils est devenu adulte et le grand-père, un après-midi pluvieux, devant une bouteille de whisky raconte enfin comment il fut sauvé de la mort au block II du camp par les conseils avisés d’un boxeur polonais. Mais dans Allocution de Povoa, texte court qui suit la nouvelle, l’auteur nous fait découvrir que la transcription de la réalité est toute relative en littérature.
Dans Signor Hoffman, six nouvelles nous sont proposées, la première et la dernière se répondant en écho sur le thème douloureux du passé concentrationnaire. La première nous montre le narrateur invité pour parler du grand-père juif et de son sauvetage, en Calabre, au Mémorial d’un camp mussolinien ; en fait, il découvre un faux baraquement reconstitué et offert à ce qu’il nomme “le théâtre de la mémoire” car tout a été démoli depuis longtemps pour construire une autoroute, le directeur parle haut et fort de la nécessité d’entretenir la mémoire, mais appelle Signor Hoffman l’infortuné Eduardo Halfon en le présentant au public… Tout est désespérant ! Heureusement il y aura Marina, une étudiante en histoire, pour lui raconter l’histoire de son propre grand-père, soldat italien victime lui aussi des nazis. L’auteur est bien conscient que refuser cette reconstitution factice c’est vouer le passé à l’oubli définitif, mais jusqu’à quel point tout accepter ?
La dernière nouvelle, Oh ghetto mon amour, nous ramène à Lodz sur les traces du grand-père avant son arrestation, l’auteur est guidé par une curieuse dame Maroszek qui poussera pour lui la porte de l’ancien appartement entièrement refait, transformé, il entre dans l’intimité d’une polonaise qui n’a rien à voir avec les années trente et se désintéresse complètement du problème des juifs. Et lui-même se demande ce qu’il est venu chercher là, et à quoi ça sert. Mais il finit par nous avouer qu’il a compris l’importance de témoigner, d’écrire son histoire, conclusion positive au recueil.
Entre ces deux pôles autour de la transmission de la mémoire, trois nouvelles nous mènent à travers le Guatemala, dans le sillage de l’auteur, de la côte Pacifique à la côte Atlantique, où il nous fait réfléchir sur l’injustice de la misère, en passant par la région d’Huehuetenango où une communauté de planteurs de café a gagné par d’âpres luttes sa liberté économique. La famille présentée a connu aussi des drames, un fils tué et pourtant l’auteur nous montre des gens dignes, cachant leur chagrin, fiers d’avoir reconstruit la nature un temps sacrifiée. Un petit texte nous conduit à Harlem, sous la pluie, avec une dame noire qui guide l’auteur perdu vers un immeuble mythique où une pianiste offre un concert de jazz chaque dimanche depuis la mort de son fils.
Eduardo Halfon nous offre ainsi beaucoup de rencontres dans toutes ces nouvelles avec de belles personnes, dignes, chaleureuses, d’autres moins sympathiques, des gens plus sombres, plus inquiétants. Doué d’un remarquable sens de l’observation, il reconstitue avec précision et sûreté du trait les scènes de la vie courante, il croque en petits tableaux successifs un paysage, une ruelle, une échoppe, un enfant en plein jeu. Il apporte toutes les précisions historiques sur des monuments, des villages. Il nous entraîne aussi dans ses inquiétudes, dans ses réflexions parfois amères tout en cultivant l’humour et l’autodérision qui dédramatisent des situations que tout un chacun a pu vivre en pays étranger et lui permettent d’alléger son récit. Toutes ces qualités d’écriture, sa sensibilité et sa grande humanité font d’Eduardo Halfon un écrivain incontournable et rendent sa lecture indispensable.
Louise LAURENT