Carlos Fuentes, mort en 2012, laisse une œuvre d’une richesse et d’une variété exceptionnelles. Dans Adam en Eden, il nous plonge dans les cartels où règnent la corruption et les drogues. Avec un regard critique, dans un style quasi théâtral, l’écrivain dissèque la société mexicaine et pousse à l’excès les pans noirs d’un monde rongé par un fléau qui le dépasse. Toutefois, c’est avec humour que son regard acéré révèle la déperdition d’un pays englué dans une réalité terrible, faisant de son roman, une « Mexicomedia », comme il le dit lui-même.
Fuentes a passé une cinquantaine d’années à réfléchir sur le grand sujet qui le passionnait, son pays, le Mexique, en essayant de cerner ses profondes contradictions et par là même sa richesse, son mystère. Avec Adam en Éden, son avant-dernier roman (le tout dernier, Federico en su balcón, devrait sortir en français l’an prochain), il survole à nouveau la société mexicaine d’un regard amusé bien que profondément désabusé.
Priscila Holguín, ex Reine du Printemps qui naguère descendait le Paseo de la Reforma sur son char, toujours héritière du Roi des Gâteaux, don Celestino, est l’épouse du narrateur, Adam Gorozpe. Celui-ci, marié, ou plus précisément affublé de cette femme sans charme qui ne brille guère par la profondeur de sa pensée, compense sa frustration grâce à des amours clandestines discrètement logées en pleine Zona Rosa. Cette mystérieuse personne, dont nous ne connaîtrons que l’initiale du prénom, L. (mais sur laquelle le lecteur très attentif en saura un tout petit peu plus), équilibre miraculeusement la vie de ce chef d’entreprise à qui tout ou presque réussit.
Quelques chapitres, apparemment extérieurs au récit, dressent sous forme d’entrefilets journalistiques un tableau sans illusions d’un Mexique qui ne semble pas avoir évolué depuis bien longtemps, en tout cas pas depuis que Carlos Fuentes écrit. La société stagne, la religion bornée tente toujours d’imposer sa « vérité » aux scientifiques, le succès populaire de croyances irrationnelles et la chasse aux homosexuels sont toujours prégnants, entre autres.
Comme souvent dans les romans précédents de Fuentes, le décor est centré dans les coulisses proches du pouvoir : Adam, le nôtre, pourrait être un prochain candidat à la Présidence. Adam Góngora, l’autre Adam, double complice ou ennemi irrémédiable met en place un complot dont personne ne sait qui en sera la victime finale. Sous l’aspect d’un monologue plutôt léger, Carlos Fuentes continue, une fois de plus, l’analyse de son pays qu’il n’a jamais cessé d’aimer profondément, mais qui l’effraie chaque année, chaque livre un peu plus, et cette fois avec une distance qui semble vouloir dire : « si autrefois j’ai pu penser que dénoncer par la littérature pouvait faire évoluer les choses, je sais maintenant qu’un livre, qu’une œuvre entière, n’empêchent pas le Mexique de s’approcher du gouffre. S’y précipitera-t-il ? J’observe cette course périlleuse, j’arrive même à en sourire. Au point où nous en sommes tous… »
Narcotrafiquants, rapts, prison et grande bourgeoisie sont au centre de l’action : l’autre Adam est le chef de la Sûreté nationale, autrement dit délinquant lui-même, il a entamé une lutte à mort avec son homonyme, face à une opinion publique prête à tout accepter si on lui dit (les actes sont secondaires) ce qui est bon pour sa sécurité ! On le voit, les sujets de fond, les sujets d’actualité, font toujours corps avec la réflexion de Carlos Fuentes. À plus de quatre-vingts ans, le grand Carlos Fuentes profite tout au long de ce superbe roman d’une fabuleuse liberté de raconter, et il saura en faire profiter aussi son lecteur.
Christian ROINAT