Si on a la mémoire défaillante et que l’on cherche à acquérir un ouvrage du Cubain Lorenzo Lunar, on s’aidera du nom de musiques et de danses latino-américaines, boléro et tango : Boléro noir à Santa Clara est le premier roman traduit en français suivi en 2013 de La vie est un tango. La référence à ces musiques permet aussi de comprendre l’univers et le style d’écriture de Lorenzo Lunar. On a affaire ici à une littérature sensuelle où le rythme répétitif et libre percute et où la description des choses et des corps pèse. De plus, l’auteur fait part de sa playlist et, chose assez rare, l’éditeur indique même sur le rabat de fin les huit titres de cette sélection, de Maravillas de Florida à Rubén Blades.
Si l’on cherche dans les rayons de la littérature générale on trouvera aisément les grands noms de la littérature latino-américaine et dorénavant, Leonardo Padura, autre Cubain, consacré en particulier par l’impressionnante enquête historico-policière qui a pour titre L’homme qui aimait les chiens. Mais on ne trouvera pas Lorenzo Lunar, auteur encore confidentiel en France mais considéré comme l’auteur cubain le plus lu en 2012.
Le roman noir étend son territoire à l’Amérique latine
Retour en librairie : on peut trouver La vie est un tango dans les étagères du roman policier, entre Raymond Chandler et Dashiell Hammett. Lorenzo Lunar se revendique de ces maîtres fondateurs du « polar ». En croisant la littérature et un quartier de Santa Clara dans les codes du roman policier il donne libre cours à un hyper-réalisme et permet à un commissaire de police de déambuler et d’écouter les voisins raconter leurs histoires. Il faut se rendre à l’évidence : dorénavant, Il conviendra d’ajouter au tableau des grands domaines de la littérature latino, le « polar », roman policier ou roman noir. Les spécialistes iront bien sûr chercher les racines latinos chez les pères de la littérature consacrée, certains par des prix Nobel. Ils y trouveront d’abord Jorge Luis Borgés et Adolfo Bioy Casares qui tenaient en haute estime la littérature policière, au point d’écrire ensemble, sous le pseudonyme de Honorio Bustos Domecq des nouvelles policières. On l’ignore ou on l’a oublié, leur collaboration a été longue et a commencé par la rédaction commune d’une publicité pour une marque de yaourt et s’est poursuivie après 1937 par une nouvelle policière jamais publiée. La clandestinité, le nom d’auteur fictif ont sans doute à voir avec les ukases des régimes dictatoriaux, à quoi s’ajoute aussi le préjugé selon lequel le roman policier serait un genre mineur. De fait, les dictatures n’aiment pas le roman noir quand elles ne l’interdisent pas purement et simplement. Aujourd’hui, les régimes démocratiques sont de rigueur –ou presque -et le genre a ses auteurs cultes et ses festivals dans de nombreux pays Amérique latine, comme en France et ailleurs dans le monde.
Le désordre du monde ou la révolution ?
Dès l’entame, Lorenzo Lunar se montre plus sensible aux références fondatrices de la littérature policière nord-américaine qu’à des auteurs latinos: son roman Boléro noir à Santa Clara avait été retenu pour le prix Dashiell Hammett en 2009 et son dernier livre s’ouvre sur une citation de Chandler tiré de The long Good-Bye dont on verra qu’elle est reproduite de manière inexacte. L’ouvrage se termine par une postface où Chandler est encore mentionné et accompagne Lunar dans sa conversion au roman noir «qui doit être plus vraisemblable que la vie elle-même ». Alors, le Cubain Lorenzo Lunar est-il « Hammettien ou Chandlérien ? » pour reprendre la distinction faite par Emmanuel Laurentin dans une conférence de la Fabrique de l’Histoire (France Culture). Cela consisterait un peu à demander s’il est révolutionnaire ou réformiste.
Partout, cette question ironique a à voir avec l’esthétique et la vision du monde des auteurs de polars et les divise, grosso modo, en deux sous-ensembles : révolutionnaires ou réformistes mous, témoins résignés du désordre du monde ou partisans de la révolution. Comme la référence au roman policier américain se fait incontournable sous la plume de Lorenzo Lunar- et jusque dans sa postface- et comme la situation cubaine reste singulière, Il faut regarder de plus près ce qu’il dit et ne dit pas de la société où vivent ses personnages, et quelles entorses il fait à ce genre littéraire.
Santa Clara et la « culture de la coupure »
Dans La vie est un tango, Léo Martin quitte La Havane et rejoint la petite ville de province de Santa Clara et le quartier dont il est originaire pour en devenir le commissaire de police. On n’est pas là dans l’essence du roman noir américain qui se déroule plutôt dans la jungle nocturne des grandes villes et où le héros est un détective privé. Ici, on est plongé sous le soleil, sans aucun personnage solaire, dans la vie de quartier où tout le monde se connaît, danse, s’épie et se raconte. Miné par une vie sentimentale chaotique dont on ne nous épargne pas les détails, Léo Martin n’a rien de Philipp Marlow, le héros chandlérien désabusé et modérément alcoolisé ou du héros hammettien presque transparent, tout occupé à mettre en branle un processus de subversion de l’ordre établi, armes au poing, comme dans Moisson rouge. Dans le Tango de Lorenzo, tango que certains ont défini comme le roman triste d’un monde déchiré, la routine quotidienne est faite de petites entorses avec les règlements rigides, de contrebandes minuscules auxquelles on a du mal à s’intéresser, d’une prostitution larvée et de petits règlements de comptes, certains mortels. L’ordre établi ne tangue pas mais on entend la voix du quartier qui raconte ce que font les habitants plutôt que ce qu’ils pensent ou qu’on leur demande de penser. Au contraire de Léo Martin alcoolisé au mauvais alcool de canne, les privés de Hammett ou Chandler sont eux immergés dans un univers où l’on côtoie aussi les truands de petit acabit mais où l’on remonte sans cesse la verticale du pouvoir, des grands mafieux aux avocats de l’ordre établi , des politiques aux magnats de la presse. L’horizon social décrit par Lunar est de toute évidence bien plus restreint. Mais Leonardo Padura nous le dit ailleurs: Cuba et La Havane « débordent de métaphores et de révélations insondables ». Du quartier à la vie, on comprend qu’il n’y a pas de coupure: « le quartier est un monstre. La vie est un tango ». Les privations, frustrations et lamentations rythment la ronde des jours. Finalement, on y développe une « culture de la coupure ». Il n’y a que peu d’heures d’électricité mais on fait avec et on apprend à exécuter les gestes du quotidien dans le noir, sous contrainte.
Un nuage rose
Au contraire des arabesques somptueuses et des raccourcis saisissants de Philipp Marlow, les pérégrinations de Léo Martin au milieu d’une multitude de personnages ne contribuent pas à aiguiser la curiosité et à magnifier l’énigme : on est dans un roman social avec un tempo lent. On ne sort pas du microcosme. Au-delà : danger. «Ce ne sont que des êtres humains qui transpirent, se salissent et vont aux toilettes. Vous espériez quoi ? Des papillons dorés virevoltant dans un nuage rose. » écrit-il dans l’épitaphe. Cette citation que Lorenzo Lunar découpe dans The long Goodbye de Raymond Chandler vient bien à propos pour décrire l’univers de Lunar mais elle est en partie apocryphe car elle subit une double entorse : là où Lunar écrit « êtres humains » Chandler parlait clairement des « femmes». Cette citation est extraite d’un propos de Chandler sur l’enchantement et le désenchantement de l’amour. Lunar parle lui du quotidien sans amour mais hyper-sexualisé. Mais l’un et l’autre soignent la mise en scène. «Pour que cela reste fascinant, c’est tout un art. ». Celui du roman. Avec Lorenzo Lunar, le tempo du tango se ralentit et ce n’est pas une danse de salon : enfants, jeunes de bonne famille et naïfs, s’abstenir !
Maurice NAHORY