On est en Argentine dans les années soixante. Julia est une petite fille qui découvre un don hérité de sa grand-mère : des visions prémonitoires lui permettent d’infléchir le cours du destin de ses proches. Années soixante, Argentine, réalité et fantastique, cela rappelle le « réalisme magique ». Mais on est maintenant en 2014 et le « réalisme magique » est loin derrière nous.
Adulte, Julia milite dans la frange de gauche du péronisme avec Theo, son petit ami, dont elle perdra la trace au moment de la tempête. L’Argentine, la France et les États-Unis servent de décors à l’histoire qui s’étend sur plusieurs décennies. Ingrid Betancourt nous propose bien une fiction qui a pour base la cruelle réalité du Cône Sud autour de 1976… et c’est là ce qui devient très vite gênant.
La réalité en question (détentions, tortures, traitements inhumains) est déformée par une fiction qui frôle constamment l’invraisemblance et qui n’apporte aucune nouvelle approche, au contraire. Si on a lu Avec ou sans nostalgie de Mario Benedetti, La route d’Ithaque le Carlos Liscano ou Moi, Victoria, enfant volée de la dictature argentine de Victoria Donda, il est difficile, pour ne pas dire impossible d’accepter ce mélange d’horreurs vécues par beaucoup et de fantaisie, d’autant plus surprenante qu’elle vient d’une personne qui elle-même a connu une longue détention.
L’élément magique, assez peu utilisé du reste dans le roman, enfonce un peu plus le clou : on se demande ce qui se serait vraiment passé si une détenue de l’ESMA, le terrible centre de détention, avait bénéficié, comme Julia, de la vision de sa propre évasion. Cette profonde contradiction provoque le malaise : comment faut-il lire ce roman ? Comme un roman, justement, qui peut faire penser à de l’Isabel Allende ? Comme un document sur les victimes de la dictature argentine ?
On ne sait pas, on ne peut pas savoir. On ne peut que se détacher peu à peu de cette suite de rencontres pour le moins inattendues (découvrir sur une photo de mariage, dans le salon de sa nouvelle petite amie, quelque part aux États-Unis en 2006, le militaire qui vous a torturé trente ans plus tôt et qui est le père de la petite amie…), on se détache au point non seulement de perdre le fil (il y a aussi pas mal de confusion dans les lieux et surtout les époques), mais surtout, hélas, tout intérêt pour des personnages aussi peu crédibles les uns que les autres, et pire, parfois de sourire de ces situations qui voulaient seulement être (mélo)dramatiques : la narratrice ne se refuse même pas l’avion qui tombe sur l’hôtel où l’époux adultère a un rendez-vous secret avec sa jeune maîtresse.
La dictature militaire argentine, les tortures, les ravages psychologiques, autant de sujets à traiter avec un maximum de doigté, ne serait-ce que par respect pour ceux qui les ont vécus. La ligne bleue n’aura aucune difficulté à trouver un vaste public, mais si l’on veut rendre hommage aux victimes, mieux vaut se replonger dans Benedetti, Liscano, Donda ou quelques autres tout aussi fiables.
Christian ROINAT
La ligne bleue de Ingrid Betancourt, éd. Gallimard, 355 p., 19,90 €.