Pendant les sept ans qu’a duré la dictature argentine (1976-1983), les agents de la répression ont exécuté et fait disparaître près de 30 000 personnes. Plusieurs centaines de femmes étaient enceintes lors de leur détention et on estime à plus de 500 les enfants nés en captivité. Ces enfants étaient donnés ou vendus à des policiers ou des militaires ; leurs mères, assassinées, ont disparu.
Depuis 1977, les Grands-Mères de la Place de Mai recherchent inlassablement leurs « nietos », leurs petits-enfants. En 2013, trente ans après la fin de la dictature, elles ont d’identifié la « Nieta n° 110 » (petite-fille). Lorsque Oscar Gutierrez et Liliana Acuña, membre des Montoneros, une organisation de résistance à la dictature, sont arrêtés le 26 août 1976, Liliane est enceinte de cinq mois. Les militaires détiennent aussi Elba, la sœur de Liliana, et son mari, Hugo Saez. Tous sont emmenés à la base militaire de Campo de Mayo, torturés puis emprisonnés au commissariat n° 4 de San Isidro.
Un agent de ce commissariat informe discrètement leurs familles : ils sont toujours en vie et la grossesse de Liliana suit son cours. Fin 1976, le même agent fait savoir que Liliana a accouché d’une petite fille. Mais le chef du commissariat se rend compte que la famille est au courant : tous les prisonniers disparaissent, la famille ne sait pas ce qu’est devenu l’enfant.
Vilma Sesarego, la mère d’Oscar, se met à leur recherche. Elle rencontre d’autres femmes qui cherchent aussi leurs enfants et douze d’entre elles fondent alors l’association des Grands-Mères de la Place de Mai. Les parents de Liliana se joignent aussi à l’association. Les gouvernements de Néstor Kirchner et Cristina Fernández créent la CONADI, la Commission nationale du droit à l’identité, fondée sur une banque de données génétiques à laquelle les familles dont des parents ont disparus donnent leur ADN. La CONADI lance ensuite une campagne nationale : « Si tu es né-e entre 1975 et 1980 et tu as des doutes sur ton origine, viens nous voir ». Au cours des ans, les Grands-Mères retrouvent une centaine de petits-enfants, mais pas la petite-fille de Vilma et des parents de Liliana. Ils meurent tous entre 2010 et 2012…
La justice argentine avait, depuis 2003, ouvert des procès contre les agents de la répression de la base militaire Campo de Mayo. Le général Santiago Omar Riveros a été, en 2009 et 2013, condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité. Parmi ses victimes, Liliana et Oscar. Le 31 octobre 2013, une jeune femme de 24 ans contacte les Grands-Mères et leur dit qu’elle a des doutes sur son identité : sa mère lui a révélé qu’elle lui avait été donnée par la Police fédérale qui l’avait trouvée abandonnée sur le bord d’une route. Le « père » de la jeune femme est lui-même un policier fédéral… Les grands-Mères l’envoient immédiatement à la CONADI qui compare son ADN avec les données de la banque génétique. Et découvre qu’elle est la fille de Liliana et Oscar.
Le 6 février 2014, Estela de Carlotto, présidente des Grands-Mères informe le pays que l’association a le plaisir d’annoncer la « récupération » de la petite-fille n° 110. Son nom restera en réserve jusqu’à ce qu’elle accepte de sortir de l’anonymat. A côté de Carlotto, le juge espagnol Baltasar Garzón. Rodolfo Gutiérrez, l’oncle de la jeune femme « est convaincu que la vie l’emporte toujours sur la mort, en voilà la preuve. Ce fut une grossesse de 37 ans… » Pour Estela de Carlotto, « C’est le triomphe de la vérité sur le mensonge, le triomphe de l’amour ».
Jac FORTON