Colère et indignation après l’interdiction de survol de quatre pays européens dont la France sur la base d’une fausse rumeur concernant Edward Snowden, le technicien étatsunien qui a révélé l’étendue de l’espionnage américain sur le monde. De nombreuses questions sans réponse…
LES FAITS
Début juillet 2013, le président bolivien Evo Morales voyage à Moscou pour participer au Forum des Pays Exportateurs de Gaz. La Bolivie est le deuxième producteur de gaz en Amérique latine, derrière le Venezuela. A la fin du Forum, il monte à bord du FAB-1 (Fuerza Aerea Boliviana Uno), l’avion présidentiel bolivien, un Falcon 50 de construction française. Son autonomie de 7.400 kilomètres l’oblige à se ravitailler en combustible avant de traverser l’océan Atlantique vers le Brésil. Ce ravitaillement devant avoir lieu aux Iles Canaries, l’avion doit traverser la France, l’Espagne et le Portugal. Les autorisations de survol de ces pays reçues, l’avion décolle.
Alors qu’il est sur le point de franchir la frontière française, cette autorisation lui est brusquement retirée ! Le pilote veut contourner la France par l’Italie, mais celle-ci lui refuse également le passage. Et le Portugal annonce le même refus ! Les trois pays déclarent avoir des problèmes techniques empêchant l’atterrissage… Le FAB-1 commence alors à tourner en rond et, sur le point de manquer de carburant, reçoit l’autorisation d’atterrir en urgence à Vienne. Les informations arrivent lentement au président Morales. Ces trois pays « auraient reçu des informations selon lesquelles l’informaticien étatsunien Edward Snowden, réclamé par les États-Unis et en rade à l’aéroport de Moscou, serait dans l’avion présidentiel ». Le ministère de l’Intérieur autrichien dit avoir contrôlé les passeports des passagers mais ne pas avoir fouillé l’avion car « il n’y avait aucune raison légale » pour cela. Après une nuit passée dans une salle d’attente de l’aéroport et la confirmation que le gouvernement français avait rétabli l’autorisation de passage, le président Morales a pu enfin décoller et rentrer dans son pays.
QUESTIONS SANS RÉPONSE…
Le président Hollande a déclaré : « Nous avons reçu des informations contradictoires sur l’identité des passagers qui voyageaient à bord d’un ou deux avions… » Qui a donné ces « informations » qui ont poussé le gouvernent français à refuser l’accès de son ciel à un avion présidentiel ? La France a-t-elle cherché à vérifier ces « informations » ? Qui peut croire que le président français ne savait pas qu’il s’agissait d’un seul avion et qu’il s’agissait de celui de Morales puisque la France avait donné son autorisation avant le départ ?
Bien qu’affirmant n’avoir jamais refusé le survol de son espace aérien, le ministre des Affaires Étrangères espagnol, José Manuel García-Margallo, reconnaît lors d’une interview à la télévision publique espagnole, « avoir reçu de ses alliés des informations claires selon lesquelles Snowden voyageait dans l’avion présidentiel. J’ai immédiatement contacté, David Choquehuanca, mon homologue bolivien, qui m’a assuré par écrit que Snowden n’était pas dans l’avion. C’est pourquoi l’Espagne, non seulement n’a pas fermé son espace aérien mais a ravitaillé l’avion aux Canaries… » Qui est cet « allié » qui a trompé le gouvernement espagnol ? Qui a suggéré à l’ambassadeur espagnol à Vienne de « se faire inviter par Morales à boire un café à bord de l’avion » pour pouvoir le fouiller au moins du regard ? Qui a poussé l’Italie et le Portugal à refuser le survol de leur espace aérien sans explication ?
Pour la Bolivie, pas de doute : les États-Unis sont derrière ce qu’elle considère comme une humiliation. Personne à La Paz ne s’étonne : l’Amérique latine a l’habitude des ingérences nord-américaines. Ce qui choque, c’est que des pays européens se soient laissé manipuler aussi facilement. La ministre de communication de Bolivie, Amanda Dávila, « trouve bizarre que plusieurs pays en même temps ont des problèmes techniques qui les empêchent de faire atterrir l’avion présidentiel bolivien ! » De fait, on pourrait se demander si les tous les avions volant à ce moment au-dessus de l’Europe ont eu le même problème… Les États-Unis ont-ils fait pression sur les Européens ? Où sont passées les fortes déclarations française et allemande qui exigent des explications de la part des États-Unis sur l’espionnage dont ils sont victimes avant que ne commencent les négociations sur un traité de libre-échange ? Sur internet, le slogan d’Obama « Yes, we can » (Oui, nous pouvons ») a été remplacé par « Yes, we scan » (Oui, nous espionnons). Dans un courrier publié par Le Monde du 3 juillet 2013, Julian Assange, fondateur de Wikileaks réfugié à l’ambassade d’Équateur à Londres, demande « Pourquoi les États-Unis s’exonèrent-ils de respecter les principes qu’ils exigent de voir appliqués ailleurs ? » Et si Snowden avait été dans l’avion ? Il aurait été descendu ? Ouvert de force ? Au nom de quoi, de qui ?
LES RÉACTIONS
Six présidents membres de la Unasur (1) se sont immédiatement réunis à Cochabamba, en Bolivie et ont émis une déclaration dans laquelle ils expriment « leur soutien et leur indignation pour ces actes inamicaux et injustifiables allant jusqu’à la mise en danger des passagers » de l’avion. Pour Cristina Fernández de Kirchner, présidente de l’Argentine, « il est curieux de constater que ce sont les pays qui réclament le plus la sécurité juridique pour leurs entreprises et qui nous parlent de respect du droit international qui ont commis ces violations au droit international… Il s’agit ici de vestiges d’un colonialisme que l’on croyait dépassé ». Les gouvernements latino-américains pensent que cette situation peut se reproduire pour tout pays sorti de l’emprise étatsunienne. D’où leur réaction immédiate et la Déclaration de Cochabamba. Des pays proches des États-Unis ont également été choqués. Le président Piñera du Chili « regrette et rejette la situation à laquelle le président de la Bolivie a été soumis. Les normes du droit international et le traitement dû à un avion présidentiel doivent être respectés ». Même Miguel Insulza, secrétaire général de l’OEA, une organisation pourtant considérée comme contrôlée par Washington, s’est senti obligé d’exprimer « la profonde contrariété de l’OEA » car « rien ne justifie une action aussi irrespectueuse envers la plus haute autorité d’un pays ».
LES RÉACTIONS EUROPÉENNES
La France, par l’intermédiaire de son ministre des Affaires Étrangères Laurent Fabius, a « exprimé ses regrets pour ce contretemps ». Utiliser le mot ‘contretemps’ pour qualifier un acte d’illégalité internationale ajoute l’insulte à l’humiliation. L’Espagne affirme n’avoir jamais refusé l’accès de son ciel. L’Italie et le Portugal ne réagissent pas… La Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) souligne le double langage des autorités européennes qui, il n’y a pas si longtemps, ont autorisé dans leur ciel le passage des avions de la CIA qui transportaient des personnes kidnappées vers des pays où elles seraient torturées. Pour le président du Parlement européen, Martin Schultz, « le traitement donné au président bolivien est ridicule et inacceptable… » Faisant allusion aux révélations de Snowden selon lesquelles les institutions européennes à New York étaient espionnées par la NSA, il ajoute : « Je ne savais pas que le bureau du Parlement européen à Washington était un endroit où se préparaient des attentats terroristes ! »
La BBC-Monde a demandé au professeur Antonio Remiro Brotons de l’Université Autonome de Madrid s’il était légal de nier l’espace aérien à un chef d’État même si Snowden était à bord. Sa réponse : « la mesure pourrait être justifiée si le président lui-même était poursuivi pour un délit international. Ce n’était pas le cas. Nier l’espace aérien sur la base d’une rumeur qui s’est avérée fausse n’est pas une action en accord avec le droit international ». Et si Snowden était à bord ? « N’ayant été accusé d’aucun délit international, il aurait le droit d’être protégé par tout pays qui le désire, et cela inclut son transport dans un avion présidentiel…Il est clair qu’ils ont été l’objet d’un gouvernement qui est entré en inimitié avec un pays latino-américain » (2). De son côté, Sergio Coronado, député des Français établis en Amérique latine et aux Caraïbes, a écrit une lettre à Laurent Fabius demandant une initiative forte de la France pour apaiser les relations avec la Bolivie : « Nos ministres se sont déplacés à plusieurs reprises pour renouer les liens avec les gouvernements du continent. Mais l’atlantisme de la France, prisonnière d’une logique sécuritaire, a affaibli ces efforts. Il faut reconstruire la confiance avec le continent latino-américain… »
POUR QUOI ?
Les Boliviens sont persuadés qu’il ne s’agit pas d’une erreur ou d’un malentendu mais bel et bien d’une agression calculée, un acte d’arrogance impériale et d’intimidation en guise d’avertissement pour ceux qui s’opposent aux États-Unis. Ils estiment que ceux-ci ont voulu « punir » la Bolivie pour ses options politiques en général et ses positions lors des deux derniers sommets des pays producteurs de gaz. Lors du VIIIe sommet du PetroCaribe au Nicaragua, Morales avait proposé que l’ALBA, PetroCaribe et le MercoSur (3) s’unissent pour mieux développer l’économie de la région. Invité au Forum des Pays Exportateurs de Gaz à Moscou début juillet, Morales avait déclaré que « les ressources naturelles sont propriété des peuples et administrées par l’État au bénéfice des peuples. » Pour l’analyste politique argentin Atilio Borón : « l’Europe émet une phraséologie creuse sur le respect des droits humains ». Il se demande si « il y a encore un sens à conclure des traités de libre commerce avec l’Europe puisque l’on constate qu’elle ne respecte pas sa signature ? »
LE RÉSULTAT FINAL
L’indignation est telle que trois des pays qui n’avaient jusqu’ici pris aucune décision concernant la demande d’asile politique émise par Edward Snowden, le Venezuela, le Nicaragua et la Bolivie, ont maintenant décidé de le lui accorder par respect du droit d’asile « tel que défini par le droit international ». L’Europe aurait tort de minimiser ou de prendre l’impact de cet attentat à la dignité d’un président latino-américain à la légère. Un graffiti inquiétant sur les murs de La Paz : « L’arrière-cour des Etats-Unis, ce n’est plus l’Amérique latine… C’est l’Europe ! »
Jac FORTON