La Cinémathèque de Paris propose du 13 au 21 mars prochain une rétrospective des films de Glauber Rocha, grande figure du cinéma novo, la vague qui emporta le cinéma brésilien des années soixante dans une furieuse embardée et que Rocha finit même par transcender, en une douzaine de films politiques et mystiques.
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Cette programmation sera l’occasion d’une conférence ainsi que de séances présentées. Hors de tout carcan, ses fictions, d’une ambition démesurée, convoquent aussi bien le néoréalisme (Barravento) que Ford, Pasolini, Welles ou le western italien naissant (Le Dieu noir et le diable blond, Antônio das Mortes). L’œuvre d’un sorcier, qui donna à voir un autre Brésil, loin des clichés, et un autre cinéma, loin de tout ce qui s’était fait avant lui. Né en 1939, Glauber Rocha a connu le succès international, l’opprobre, puis l’oubli. Charismatique et turbulent, le cinéaste brésilien fut, par ses films, ses manifestes et ses nombreuses prises de position, l’enfant terrible du cinéma latino-américain avant de s’éteindre, malade, à 42 ans. Ayant tourné sur trois continents, il fut surtout la figure de proue du Cinéma Novo, cette vague nouvelle, politique et cinéphile, qui a réinventa la face du cinéma brésilien dans les années 1960.
D’une cinéphilie vorace, le jeune Glauber commence par publier des critiques de films à Salvador au lieu de suivre les vagues études de droit qu’il a entamées à son arrivée dans la capitale de l’état de Bahia. Des années d’assiduité dans les salles obscures inspireront son premier livre, une Révision critique du cinéma brésilien (1963). Entretemps, fréquentant la bohème locale, il dirige un premier court, O Pátio (1959), rare échantillon d’expérimentation formaliste qu’il reniera assez vite. Barravento (1962), dont il devait au début assurer uniquement la production, raconte le retour d’un homme au village de pêcheurs dont il est originaire. Il voit d’un œil rageur ses anciens camarades encore sous l’influence de traditions qui selon lui aliènent la population, mais la volonté de politiser ses semblables se solde par une tragédie. Le film oscille entre un héritage néoréaliste et les fulgurances des rites du candomblé, faisant de ce premier long une fable empreinte aussi bien de marxisme vindicatif que de mysticisme hypnotique : les prémices du cinéma de Rocha sont là.
Le jeune réalisateur ancre Le Dieu noir et le diable blond (1964), son film suivant, dans le sertão, décor incontournable des arts populaires, puis du cinéma brésilien : une contrée mythique et désertique située dans le Nord-Est du pays, traversée par des cortèges de dévots, saints, bandits de grand chemin, aèdes et charlatans – le lieu de toutes les misères et de tous les miracles. Sélectionné, entre autres, au festival de Cannes, le film est le premier succès international de Rocha. Conçu comme sa suite, Antônio das Mortes (1969) prolonge la fresque Nordestina avec ses paysages hallucinés et, en son centre, la figure du mercenaire face aux mystiques de la révolte paysanne. Ce premier opus en couleurs introduit une forme de baroque tropicaliste, populaire et nationaliste, qui vaut à Rocha le prix de la mise en scène à Cannes, ainsi qu’une visibilité mondiale sans précédent pour un artiste de la région.
Entre les deux volets de la fresque Nordestina, il y eut l’expérience décisive de Terre en transe (1967), chef-d’œuvre absolu, poétique et désespéré, sur l’engagement des intellectuels en temps de confusion politique. Il y eut aussi l’incontournable improvisation de Câncer (1972), tournée à la hâte lors des mobilisations populaires contre le durcissement de la dictature militaire au Brésil. Grâce à ces deux films, on comprend mieux que les personnages de Rocha sont de pures allégories sans héroïsme : ils portent en eux les contradictions de leur époque.
TROPIQUES DE LA VIOLENCE
Une forme de ferveur reliait Rocha à ses maîtres : Eisenstein, Ford, Visconti et surtout Luis Buñuel. Avec des cinéastes de son âge, il eut des rapports conflictuels et passionnés, telles les tirades sur Pasolini, l’amitié inflammable avec Godard ou avec ses propres compatriotes. Ainsi, qu’il ait ou non affirmé, avec fracas et des airs de Louis XIV, « Le Cinema Novo c’est Moi » semble juste puéril, compte tenu de son rôle capital au sein du mouvement surgi à l’aube des années 1960 autour de Nelson Pereira dos Santos, Joaquim Pedro de Andrade, Ruy Guerra et Carlos Diegues, et qui se développe particulièrement entre 1964 et 1974, les années les plus féroces de la dictature militaire.
Depuis Gênes, Rocha présente son Esthétique de la faim (1965), un manifeste aux allures fanniennes où il définit le Cinéma Novo comme un projet politique se réalisant dans la faim, cette tare du sous-développement dont la plus noble manifestation culturelle serait la violence. Plus tard, il publie son
Esthétique du rêve (1970), autre manifeste connu en miroir et en réaction au précédent, plus personnel et proche des écrits d’Artaud, symptomatique des bouleversements à venir dans son œuvre vagabonde. Rocha y affirme que l’art révolutionnaire doit être une magie capable d’ensorceler l’homme à tel point qu’il ne supporte plus de vivre dans la réalité absurde de son époque.
DEPUIS L’EXIL
Malgré son statut d’icône internationale, Glauber Rocha doit s’exiler en Europe à partir de 1970. Ainsi, poursuivant un cinéma de la plus haute radicalité polémique et partant à la recherche de ce qu’il appelle un sentiment total de l’homme et du monde, il accomplit son rêve d’un cinéma tricontinental, filmant au Congo Le Lion à sept têtes (1970), une réflexion brechtienne anticolonialiste. Puis, en Espagne, il dirige Têtes coupées (1970), fable où incarne le dictateur vieillissant de Terre en transe cloître dans un château, craignant la vengeance de ses anciennes victimes avant de tomber sous le charme d’un berger (Pierre Clémenti) qui accomplit des miracles. À Rome enfin, Rocha filme sa compagne de l’époque, l’évanescente Juliet Berto, dans de nouveaux rituels païens (Claro, 1975).
Son court documentaire Di Cavalcanti (1977), eulogie à la mémoire de son ami peintre tourné en quelques jours au Brésil, est très bien reçu à Cannes, prolongeant la quête d’une chronique subjective de son pays qui avait débuté à Cuba, où Rocha avait tenté de construire, à partir d’image d’archives, une Histoire du Brésil, achevée seulement en 1974 après sa rupture avec le régime castriste. L’Âge de la terre (1980), ultime projet d’un symbolisme décadent et subjectif, propose une vision exubérante de l’ambiguïté du Brésil contemporain et de Rocha lui-même. Le film, cryptique et déconstruit, fait scandale au Festival de Venise, où l’on reproche au réalisateur de récentes accointances avec la dictature militaire, et d’où il se fait chasser après avoir agressé Louis Malle. Ce film ultime concentre les contradictions fondamentales du cinéma de Rocha : la prégnance du mythe, l’attention désespérée à la misère qui mine le sous-continent latino-américain, et l’obsession d’inventer, depuis l’exil, un langage cinématographique politique et profondément brésilien.
En 1981, paranoïaque, malade, il est rapatrié d’urgence au Brésil, où il s’éteint quelques heures après son arrivée. S’il est bien un artiste mort dans la rage, c’est Glauber Rocha, qui n’a jamais cédé sur le délire passionné d’une œuvre qu’il rêvait baroque, affolé, révoltée. Son cinéma nomade est celui de l’aube de la catastrophe sociale, lyrique et fiévreux, et n’aura de cesse d’étreindre et de hanter les spectateurs sous la lune noire du fascisme renaissant.
Gabriela TRUJILLO
Inscription et réservations : https://www.cinematheque.fr/cycle/glauber-rocha-1360.html