Emilia Pérez est un film musical de Jacques Audiard. Il est en ce début février 2025, dans le meilleur des mondes cinématographiques. Prix du jury à Cannes, cinq Globes d’or en catégorie comédie musicale à Beverley Hills, treize nominations aux Oscars de Hollywood, cinq citations à l’Académie Lumières, douze aux Césars du cinéma français. Le carnet de bal d’Emilia fait un carton plein.
Photo : Presse Mexicaine
La presse française et autre, a répercuté en écho la prestation d’Emilia et de ses co-équipières, un écho qui a fait le tour des rédactions. Les qualificatifs sont élogieux, les adjectifs font défaut pour rester au plus près du publié. Acteurs, en masculin, féminin et transgenre, réalisateur, scénariste et producteur, chacun s’est démultiplié pour dire qu’Emilia, est d’excellence, sous tout rapport.
Techniquement irréprochable, le film bénéficierait d’une distribution d’exception. Respectueux des terroirs, l’intrigue étant censée se dérouler dans un pays hispanophone, l’espagnol a été la langue du tournage. Le jugement est universel, verticalement dans toute sorte de médias, et horizontalement de Paris à Madrid, en passant par Bruxelles et Los Angeles. Culturellement, compte-tenu de la centralité de la transsexualité il viendrait à point nommé pour adresser un message de tolérance au nouveau président des États-Unis, Donald Trump.
L’universalité des lauriers a pourtant souffert d’un veto inattendu. Le Mexique, pays qui semble-t-il aurait dû être honoré par l’hommage rendu par un réalisateur originaire du pays qui a inventé le cinéma, a sifflé un hors-jeu. Sa stridence a été si puissante que le réalisateur est resté sur le banc de touche. Invité à présenter Emilia Pérez, le 14 janvier 2025, à la cinémathèque de la ville de Mexico, Jacques Audiard a déclaré forfait. Invoquant une excuse logistique majeure, il a esquivé le public mexicain. La soirée du grand déballage argumentaire entre le réalisateur et les étudiants de l’Université Autonome Métropolitaine (UAM) a été annulée[1]. De façon insolite, « ironique » pour la critique mexicaine de cinéma, Gaby Meza, le pays où est censé se dérouler le film sera le dernier à le proposer[2].
Mais de quelles quatre vérités parle-t-on en pays aztèque, pour justifier l’exclusion d’Emilia ? Le premier reproche concerne la langue. Les acteurs, certes s’expriment en espagnol. Mais cette langue, comme le français, l’anglais, l’arabe ou le portugais ne se prononce pas, ne se parle pas avec les mêmes intonations, et un rythme identique, à México, à Madrid, à Medellín, ou à Montevideo. L’écrasement « hispanique », choisi par le réalisateur français est réducteur, et trompeur. Le « ils sont tous pareils », puisqu’ils ne parlent pas français ou anglais, renvoie à l’imagerie coloniale, au personnage « latino », du dessin animé nord-américain Speedy-Gonzalez ou au Mexicain basané, tube de la chanson française des années 1960. Conforme au Mexique d’Épinal, le film conforte les aprioris cultivés par les marchands de produits formatés. « C’est », pour l’acteur et producteur mexicain, Eugenio Derbez, « une production faite pour des étrangers, bien acceptée par les publics non hispanophones ». Comble du hérissement, l’une des interprètes principales, la vedette nord-américaine, Selena Gomez, mexicaine dans l’histoire, parle espagnol en phonétique anglaise. Son jeu en devient, ajoute Derbez, « indéfendable ». Interrogée à ce sujet, l’actrice a répondu comprendre les critiques, mais que « compte tenu du peu de temps dont elle disposait, elle a fait du mieux qu’elle pouvait ». Karla Sofia Gascon, autre personnage important du film, s’exprime dans un castillan parfait. Le film n’est pourtant pas censé se dérouler à Tolède, mais à México. Ces à peu près linguistiques ont il est vrai une importance mineure. Le public ciblé est supposé n’attendre de cette histoire que le bruit exotique de personnages évoluant dans un Mexique de carton-pâte.
Sans doute pourra-t-on doubler le film dans la version diffusée au Mexique. Mais il n’en sera pas présentable pour autant. Le scénario est en effet chargé de lieux communs. Ils passent mal localement. Ce Mexique fantaisiste est peuplé de brigands, d’un parrain de la drogue, condottiere sans foi ni loi du narcotrafic, transformé d’un coup de baguette en transsexuelle salvatrice des disparus. Pour l’écrivain Jorge Volpi, ancien conseiller culturel à Paris, « penser qu’un macho sauvage et cruel, auteur de centaines d’assassinats devienne tout d’un coup une femme empathique, engagée auprès des plus faibles, est une pirouette narrative impardonnable » (..) « C’est », poursuit-il dans une colonne du quotidien espagnol, El País, [3]« irrespectueux pour le spectateur », et pour les disparus, « un thème douloureux au Mexique ». C’est, a dit la critique Gaby Meza, « l’exploitation de la tragédie actuelle du Mexique […] pour faire un film de « divertissement ». Il y a quelques années Netflix, avec Narcos, avait exploité le filon, avec une mise en scène similaire à l’intention du public étatsunien en période Trump 1. Emilia a enfoncé le clou des clichés bon marché. Il a donné une suite au réalisme tragique et voyeuriste copié et recopié sur la Colombie de Pablo Escobar. Le Mexique a pris le relais de ces poncifs brodant sur les stupéfiants, avec la certification conforme de Beverley Hills et de Bruxelles. Sans le chercher, sans le vouloir, cette fiction aura donné un aval artistique à l’ère de Trump 2 ouverte sur la diabolisation des Mexicains et des Latino-américains, signalés jour après jour comme des trafiquants de drogue, des violeurs et des délinquants, bons à être menottés et renvoyés manu militari dans leurs pays.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY
[1] In El financiero, 14 janvier 2025
[2] In BBC MUNDO, 8 janvier 2025
[3] Le 18 décembre 2024