Couronné du Lion d’Or à la Mostra de Venise, le dernier film d’Almodóvar sort en salle ce 8 janvier. Il aborde un sujet sensible : le droit à l’euthanasie. Premier long-métrage en anglais du réalisateur, La Chambre d’à côté se déroule à New York, avec en tête d’affiche Julianne Moore et Tilda Swinton.
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Pedro Almodóvar est de retour avec La chambre d’à côté. Avec ce film, le réalisateur espagnol livre son premier long-métrage en langue anglaise, dans lequel on retrouve les actrices hollywoodiennes Julianne Moore et Tilda Swinton, au sommet de leur art. Adapté du roman Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez, le film suit les retrouvailles de deux amies d’université, Martha (Tilda Swinton) et Ingrid (Julianne Moore), alors que la première est atteinte d’un cancer incurable et entend se donner la mort avant que la maladie ne l’emporte. Pour cela, elle va demander l’aide de son amie et louer une villa luxueuse pendant un mois ; location à l’issue de laquelle Martha mettra fin à ses jours dans sa chambre, proche de celle d’Ingrid.
Avec La chambre d’à côté, Pedro Almodóvar entend disséquer la fin de vie, la mort et la notion d’héritage dans un film moins joyeux que ce à quoi le cinéaste nous a habitués dans sa filmographie. Pour autant, malgré un sujet lourd, le long-métrage n’en reste pas moins très lumineux grâce à une mise en scène colorée multipliant les contrastes et nous plongeant dans l’univers presque fantomatique des peintures d’Edward Hooper. Ce choix scénographique apporte au film qui contraste avec son aspect spectral ainsi que son jeu de lumière entre miroirs et ombres
Par ailleurs, Pedro Almodóvar filme les personnages féminins comme personne, captant avec exploit leurs failles, leur sensibilité et leur tendresse. Il faut dire que l’artiste sait s’entourer. En travaillant avec Julianne Moore et Tilda Swinton, il leur offre une partition unique faite de force et vulnérabilité. Une écriture dans laquelle les deux actrices excellent malgré le poids du sujet. Le duo ne tombe jamais dans le pathos et, bien que le film apparaisse moins vibrant que certains chefs-d’œuvre du maître Almodóvar, La chambre d’à côté est un puissant long-métrage sur l’amour et l’amitié. Une amitié entre deux femmes qui se sont choisies en tant que partenaires de vie et de mort.
Rencontre avec Pedro Almodóvar
Quelques jours avant la sortie de La chambre d’à côté en salles en France, le réalisateur espagnol a donné une série d’interviews dont nous vous proposons ici quelques extraits.
Vous avez choisi de ne pas adapter ce film en espagnol et de tourner pour la première fois en anglais, vous qui êtes « le » cinéaste de l’Espagne… Pourquoi ?
Le roman se déroule à New York et les personnages parlent anglais… Mais cela dit, je ne suis pas très fidèle au roman ! La situation de départ d’un livre peut m’inspirer, mais ensuite, à partir du moment où j’écris et où je définis mes personnages, c’est le scénario qui m’emmène ailleurs. La vraie raison pour laquelle je n’ai pas adapté le roman en espagnol, alors que je l’ai fait pour Julieta, c’est à cause du sujet de l’euthanasie : en Espagne, nous avons une loi qui l’autorise alors que ce n’est pas le cas aux États-Unis. Là-bas, la personne qui aide une autre à faire cela commet un délit et peut même se retrouver en prison. Donc il fallait traiter le sujet dans un cadre américain.
Vous filmez ce thème grave avec beaucoup de lumière et de couleurs, au milieu d’une nature sublime avec une grande qualité de dialogue et d’écoute entre les personnages. Finalement, la vie est et la sororité ne sont-elles pas plutôt les vrais sujets du film ?
Le thème central, c’est effectivement cette solidarité, cette empathie, le fait d’accompagner et d’écouter quelqu’un lorsqu’il en a besoin. Parfois, la meilleure chose que puisse faire un être humain pour un autre, c’est d’être assis à ses côtés, même sans avoir besoin de parler, tout simplement. J’ai voulu insister sur l’empathie parce que je crois que c’est un thème qui est plus important que jamais dans le monde dans lequel nous vivons, qui est rempli de messages de haine et plein de catastrophes, qu’elles soient climatiques, politiques ou sociales. Comme le sujet du film tourne autour de la mort, j’ai fait des choix de mise en scène et de direction d’actrices qui m’évitaient de tomber dans le sentimentalisme et le mélodrame : j’ai voulu beaucoup de sobriété. Malgré son sujet, j’avais envie de réaliser un film lumineux, optimiste et plein de vie parce que la décision fatale que prend le personnage de Martha est en fait prise avec beaucoup de vitalité. Je ne voulais pas effectuer un film sombre ou lugubre, j’ai donc conservé ma palette de couleurs habituelle, et on voit les deux personnages évoluer dans une sorte de conte de fées au milieu d’une forêt… D’ailleurs, je pense que mon film finit bien malgré tout.
Votre discours sur la mort est totalement dénué de religion et évoque à plusieurs reprises la figure du fantôme… Croyez-vous à la réincarnation ?
C’est vrai que ce film a été fait sans que pèse sur lui l’ombre de la moindre foi ou du moindre credo religieux. Je suis athée et je ne crois pas à la réincarnation, mais le film m’a amené à ce questionnement-là : moi, je crois plutôt que l’esprit des êtres humains demeure, même lorsque leur corps a disparu. L’esprit reste et celui de Martha peut se « réincarner » de plusieurs manières… Même dans son amie Ingrid ! Il y a une sorte de transfert de personnalité entre elles, un peu comme dans Persona d’Ingmar Bergman. À la fin, Ingrid a beaucoup évolué, elle a acquis la force de Martha, qui fait désormais partie d’elle. J’avais envie de réaliser un film lumineux. À partir du moment où elles arrivent dans cette maison dans la forêt, c’est comme si elles étaient déjà un peu des fantômes, les esprits de deux femmes qui évoluent dans cet endroit, qui se situe effectivement entre le réel de la vie sur terre et l’au-delà que l’on ne connaît pas. Et d’ailleurs, à plusieurs reprises, je les ai filmées à travers les vitres, comme si c’étaient des fantômes…
Depuis Julieta, vos films sont plus sombres, plus en retenue et moins extravagants que vos premiers longs-métrages… Est-ce l’époque actuelle qui vous affecte ?
Avec le temps, j’évolue… Je suis plus âgé, et le monde d’aujourd’hui est plus sombre que celui des années 1980. Depuis Julieta, je m’éloigne un peu d’une de mes idoles, Douglas Sirk, et je suis un peu plus proche de l’obscurité et de la sévérité des films de Bergman… Mais cela ne signifie pas que je ne reviendrai pas à un moment vers d’autres types de films et qu’il n’y aura pas de retour vers Douglas Sirk ! Aujourd’hui, ma vie se résume à écrire, à tourner des films et à en parler, et je n’ai pas beaucoup de temps pour faire autre chose…
Êtes-vous nostalgique de la « movida », cette période joyeuse qui a célébré la fin de la dictature en Espagne ?
Dans les années 1980, j’étais très jeune, l’Espagne s’ouvrait à la démocratie et donc j’avais beaucoup plus de temps pour faire plein de choses, oui ! Mais cela fait maintenant quarante ans que l’Espagne est une démocratie, et la situation aujourd’hui est très différente : comme le reste du monde, mon pays connaît une droitisation de la vie politique, une polarisation de la société, ce qui rend la vie quotidienne beaucoup plus difficile que dans les années 1980, ou en tout cas moins joyeuse. Et puis il y a la biologie, tout simplement… Le temps passe et, même si je ne suis pas un vieux, je suis un homme mûr ! Et donc le film que j’ai tourné, je l’ai tourné non pas avec les yeux de quelqu’un de 25 ans mais avec ceux de quelqu’un de 70 ans. Cela dit, j’invite les jeunes de 25 ans à aller voir le film !
Le personnage joué par John Turturro ouvre le film à un questionnement plus politique. Il dénonce la montée de l’ultradroite, le règne d’un libéralisme exacerbé et des problèmes environnementaux sous-évalués par les pouvoirs publics… Cette combinaison est-elle pour vous une autre forme de suicide, plus collectif ?
Tout à fait. D’autant plus que ce suicide-là n’est pas décidé par la population. Dans le film, Martha décide de sa fin ; il y a quelques semaines, dans la région de Valence, il y a eu des centaines de morts à cause de cette goutte froide créée par le dérèglement du climat… Ces personnes-là n’avaient pas décidé de mourir. Leur mort est le résultat du changement climatique et de l’incurie de certains hommes politiques qui continuent à le nier. Je crois effectivement que le danger vient non seulement de la nature, car elle peut être furieuse, mais aussi de ce néolibéralisme féroce qui, aux États-Unis, allié à l’ultradroite, peut être fatal pour l’être humain. Aujourd’hui, c’est d’une évidence frappante…
Vous avez toujours filmé personnages de femmes fortes… Aujourd’hui, leur parole est libérée, elles parlent elles-mêmes, dans leurs films, de leur sexualité, de leur force et de leurs doutes… Cette libration a-t-elle modifiée la façon dont vous filmez les femmes ?
C’est vrai que les femmes de mes films ont toujours été des personnages forts, qu’il s’agisse de religieuses, de femmes au foyer ou des deux femmes de La Chambre d’à côté. Pour moi, cette libération récente de la parole est tout à fait positive. C’est bien qu’il y ait de plus en plus de femmes qui dirigent des films, qui parlent de la sexualité féminine comme dans The Substance (Coralie Fargeat), Titane (Julia Ducournau) ou des films espagnols, et je crois que, grâce à cela, les hommes comprennent maintenant un peu mieux les femmes… Elles nous font découvrir des aspects que nous n’imaginions pas, des recoins secrets et inconnus. Alors certes, moi, j’ai écrit sur les femmes et leur sexualité – comme d’autres réalisateurs ou écrivains –, mais cela me plaît énormément que les femmes en parlent désormais elles-mêmes, avec leur propre point de vue.
Tourner en anglais et pas dans votre langue maternelle vous a-t-il aussi permis de mettre à distance ce sujet sérieux ?
Oui, mais ce film est vraiment un film à moi, un film qui me correspond : il parle d’un dialogue entre deux femmes confrontées à la mort de l’une d’entre elles, qui sont des thèmes que j’ai souvent abordés, donc, franchement, je me suis senti comme chez moi. Je n’ai pas du tout modifié ma façon de faire, j’ai travaillé comme si j’étais en Espagne ! D’autant plus que le sujet n’est pas spécifiquement américain : il se déroule dans un univers féminin qui m’est familier et que je connais bien ! Et s’il y a bien un message que je veux faire passer à travers ce film, c’est que les individus doivent être maîtres de leur vie, et aussi maîtres de leur mort quand la vie ne leur offre plus que souffrances.
Olga BARRY
D’après service de presse
La chambre d’à côté, de Pedro Almodóvar, avec Julianne Moore et Tilda Swinton, 1h47, le 8 janvier 2025 au cinéma. À noter également que pour redécouvrir l’œuvre de Pedro Almodóvar, son premier long-métrage, Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980), est actuellement disponible sur la plateforme MUBI depuis le 1er janvier 2025.