Brésil et les municipales sur fond de gospel

Le Brésil vit en ce mois d’octobre au rythme du gospel. La page de la MPB, la musique populaire brésilienne, aurait-elle été tournée ? Cet octobre brésilien est aussi un mois d’élections municipales. Y aurait-il un lien entre cette consultation locale et cette musique chorale religieuse nord-américaine ?

Photo : DR

L’évidence électorale est incontestable. Tous les quatre ans les Brésiliens renouvellent leurs 5 569 autorités de proximité. Cette année ils étaient invités à faire leur devoir de citoyen le 6 octobre dernier, et le 27, pour ceux qui habitent une ville de plus de 200 000 électeurs. Ils ont en 2024 comme en 2020 voté plutôt à droite et même à l’extrême droite. Cinq partis font figure de grands vainqueurs. Le MDB, (Mouvement démocratique brésilien), le PP (Parti progressiste), le PSD (Parti social-démocrate), le PL (Parti libéral), Union Brésil, qui sont tous, en dépit de dénominations trompeuses, représentatifs de familles idéologiques libérales et conservatrices. Le PT, parti du président Lula, a grignoté un peu ici et là, dans l’intérieur profond du pays. Il a perdu l’une des rares grandes villes qu’il détenait, Araraquara, dans l’État de São Paulo. Il n’a conquis aucune des 26 capitales régionales. Même s’il a réussi à faire entrer quelques conseillers en soutenant des candidats de droite, sortis vainqueurs, comme Eduardo Paes, à Rio par exemple. En revanche dès le premier tour les candidats bolsonaristes l’ont emporté à Maceio, chef-lieu de l’État d’Alagoas, et Rio Branco, dans l’État d’Acre. Cette bonne tenue des candidats soutenus par l’ex-président d’extrême droite, est une donnée à prendre en compte, à deux ans des prochaines présidentielles.

La reconnaissance du gospel comme musique emblématique brésilienne donne également sa couleur à ce surprenant mois d’octobre. Le 15 octobre, neuf jours après le premier tour, et à douze jours du deuxième tour des municipales, Lula a reçu dans le palais présidentiel de Plananalto, à Brasilia, pasteurs et dessus du panier évangélique. Il avait en effet une grande nouvelle à partager avec eux. Il venait de signer le projet de loi 3090/2023, déposé par le député PSD, Raimundo dos Santos (sic), devenu loi sous le numéro 14 998. L’adoption de ce texte déclare le 9 juin, « Jour national de la musique gospel ». Selon les services du chef de l’État, et le rapporteur, le sénateur libéral, Marcos Rogerio[1], cette décision « reconnaît la contribution du gospel à l’identité musicale du pays et son rôle dans le bien-être émotionnel et spirituel de ceux qui l’écoutent ». Il rend hommage à une missionnaire suédoise Frida Maria Strandberg Vingren, venue apporter avec cette musique importée des États-Unis, la bonne parole aux habitants de Belém de Para. Elle a fondé avec un dénommé Daniel Berg l’une des confessions évangéliques locales, l’Assemblée de Dieu. Les présents ont chanté en chœur, dans l’un des salons de la présidence, en présence du chef de l’État, Faz Um Milagro em Mim Accomplis un miracle en moi). Son auteur, Joao Geraldo Danese Silveira, Regis Danese sur les pochettes de CD, ex-catholique et chanteur de samba et de pagode, a changé de registre en 2000, après des déboires conjugaux. Abandonnant la musique populaire brésilienne ou MPB, il est entré en évangélisme et en gospel. De 2003 à 2008, c’est Gilberto Gil, chanteur MPB, que Lula avait nommé ministre de la Culture. Autres temps, autres convictions culturelles, et peut-être politiques.

Les 6 et 15 octobre n’ont apparemment rien de commun. Le 6 octobre c’est d’un vote qu’il s’agissait, gagné, au-delà des alliances de circonstance, par des forces philosophiquement de droite. Et le 15 octobre a été un jour de « sanctification » officielle d’une musique religieuse nord-américaine. Ces deux dates, qui semblent sans rapport, reflètent pourtant le croisement des prières et des bulletins de vote. Le Brésil de 2024 n’est plus celui de 2003. Il est, comme les autres pays latino-américains, au centre d’une bataille des esprits et des cœurs. La gauche brésilienne a gagné les présidentielles de 2022 grâce à un « sauveur » providentiel, Lula. Lula disparu, pour une raison ou pour une autre, — sa blessure inattendue le 21 octobre constitue un signal peut-être prémonitoire —, annoncerait des lendemains incertains.

Lula, en bon syndicaliste, a senti les évolutions en cours. Son peuple glisse du catholicisme à l’évangélisme. Cet évangélisme de libre-marché religieux est porteur de messages au contenu individualiste et moralisateur. Chaque jour des dizaines et des dizaines de pasteurs parlent et chantent ce catéchisme individualiste dans les quartiers populaires. La gauche, le PT, ont perdu le fil et le contact avec leurs électeurs de 2003.  Ils ne sont plus dans la rue et les marchés, comme il y a vingt ans.  Mais le plus souvent se limitent à diffuser des images, des slogans, via WhatsApp ou les réseaux sociaux. Faute d’autre perspective, Lula va là où se trouve son peuple, vers les temples évangéliques. Une cascade de lois sanctionnant une sorte de capitulation idéologique a été adoptée à l’approche des municipales : loi donc sur la fête nationale du gospel, mais aussi création d’un Jour du pasteur et de la pasteure évangélique, le deuxième dimanche de juin. Lula adoube parfois des pasteurs comme candidats. Parce que comme l’a dit un syndicaliste au correspondant du Monde « les pauvres se tournent vers le pasteur plutôt que vers le délégué syndical »[2].

Cette stratégie peut-elle permettre à la gauche brésilienne de redresser la barre ?  À court terme, ces gestes législatifs et de cuisine électorale peuvent faciliter quelques accords du type de ceux que l’on peut négocier entre patrons et syndicalistes, entre partis et groupes politiques. Mais à plus long terme, le ralliement de Lula à des groupes religieux aux valeurs aussi éloignées de celles du progressisme, pose question sur la pertinence de ce marchandage. Ne sanctionne-t-il pas un échec, celui de ne plus savoir parler aux plus pauvres, d’admettre que la bataille idéologique a été gagnée par la droite avec, et grâce aux évangéliques. « Le pentecôtisme », a expliqué dans un livre le sociologue Victor Araujo, « est enraciné dans les quartiers pauvres. La religion a enseigné à ces personnes que l’économie est moins importante que la morale ».

Le 15 octobre des amis de Jair Bolsonaro, comme le député Otoni de Paula, sont venus à Planalto, la présidence, fêter l’officialisation brésilienne du gospel. En 2010, selon la statistique officielle, les évangéliques étaient au nombre de 22 %, chiffre passé à 31 % en 2020. Ils devraient être majoritaires en 2030. Électoralement, on l’a vu le 6 octobre, la droite, dont les valeurs leur sont proches, a progressé. La majorité des   pasteurs, et par voie de conséquence des croyants, restent critiques, voire hostiles à Lula, au PT et de façon plus large à la gauche…

Jean-Jacques KOURLIANDSKY

[1] In Agencia do Senado, 16/10/2024, 10h13, et communiqué de Planalto, 15/10/2024, 15h29

[2] Bruno Meyerfeld, in Le Monde, 5 octobre 2024, p 5