La revue Books dans son édition de mars dernier propose une pépite : deux cent sept lettres échangées entre les quatre ténors du « boom » littéraire latino-américain des années 1960-1970, Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez et Mario Vargas Llosa.
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Comme d’autres phénomènes littéraires – la « génération perdue », la « beat generation », les « angry young men » ou le Nouveau Roman –, le « boom latino-américain » des années 1960-1970 n’a pas été ainsi baptisé par les écrivains auxquels cette expression est associée, mais par des observateurs extérieurs. Le premier à avoir employé ces mots est, semble-t-il, le journaliste chilien Luis Harss. Comme ces autres constellations fameuses, le groupe d’auteurs rangés sous cette étiquette a des frontières floues. On a ainsi déclaré qu’en faisaient partie, selon les cas, le Chilien José Donoso, le Cubain Guillermo Cabrera Infante, le Péruvien Alfredo Bryce Echenique voire l’Espagnol Juan Goytisolo. Ce que personne ne met en doute, c’est qu’au cœur de la nébuleuse figurait un quatuor d’écrivains particulièrement talentueux et productifs ayant rapidement bénéficié d’une renommée mondiale. Deux d’entre eux le Colombien Gabriel García Márquez et le Péruvien Mario Vargas Llosaont reçu le prix Nobel de Littérature et les deux autres, l’Argentin Julio Cortázar et le Mexicain Carlos Fuentes étaient considérés comme de sérieux candidats à cette distinction.
Álvaro Mutis, un auteur colombien parfois rattaché à cet ensemble, disait du « boom » qu’il était une invention des journalistes. Certains ont prétendu y voir le produit d’une pure opération commerciale. Il est en tout cas impossible de l’associer à un effet de génération : 22 ans séparaient l’aîné du quatuor, Cortázar, du cadet, Vargas Llosa. On ne peut pas non plus le définir comme un mouvement : jamais ces auteurs n’ont publié de manifeste et leurs œuvres sont très différentes. Ce qui les réunissait était la triple conviction que, selon une formule de Carlos Fuentes, l’avenir du roman était en Amérique du Sud, que l’histoire de cette région du monde pouvait être mieux appréhendée lorsqu’on la racontait sous une forme romanesque et que, dans ce but, il convenait de faire appel aux techniques utilisées dans les romans de Faulkner, Joyce et quelques autres auteurs modernes : le récit à plusieurs voix, le monologue intérieur, la brisure de la temporalité linéaire. Cette dévotion envers le roman n’empêcha pas Cortázar et García Márquez d’écrire de nombreux très beaux contes, et Vargas Llosa de se distinguer par une abondante production journalistique.
Entre les quatre hommes se développa rapidement une forte amitié. Émigrés à Paris dans le prolongement d’une tradition inaugurée par les écrivains diplomates Rubén Darío et Miguel Ángel Asturias, Julio Cortázar et Mario Vargas Llosa y passèrent beaucoup de temps ensemble. Le même Vargas Llosa et García Márquez se côtoyèrent ensuite à Barcelone, devenue l’épicentre du boom. Les quatre amis s’étaient connus par courrier, et quand ils étaient éloignés les uns des autres (à Mexico, New York, Londres, Madrid, Rome ou Venise), ils s’écrivaient.
Les 207 lettres qui ont été retrouvées, éditées et récemment publiées, donnent une idée de leurs échanges. Ils y sont inégalement représentés. Vargas Llosa ne conservait que les lettres qu’il recevait, Fuentes gardait aussi copie de celles qu’il envoyait. Il était aussi le correspondant le plus régulier, et Julio Cortázar, épistolier prolifique, celui qui écrivait les plus longues lettres (on avait déjà de lui trois volumes de correspondance).
Couvrant essentiellement la période 1955-1975, ces 207 lettres portent surtout sur leurs travaux respectifs. Les quatre écrivains se lisent et s’encouragent mutuellement, commentent les livres de leurs amis en termes élogieux (Cortázar de façon particulièrement minutieuse), échangent des conseils, des noms et des adresses, font état de leurs intentions, esquissent même des projets communs, comme cette idée d’un roman à quatre mains sur la guerre entre la Colombie et le Pérou en 1932-1933 proposée par García Márquez à Vargas Llosa, mais qui ne se concrétisera jamais.
On chercherait en vain dans ces missives-là plus ténue trace d’envie. Chacun se réjouit sans arrière-pensée du succès des autres. Le ton est constamment allègre et chaleureux, le propos souvent drôle, surtout sous la plume du très imaginatif García Marquez et de Carlos Fuentes. Au détour d’un paragraphe apparaît régulièrement le nom d’un des grands aînés qui les ont influencés : l’Argentin Jorge Luis Borges (auquel Vargas Llosa consacrera plus tard un livre), le Mexicain Juan Rulfo, le Cubain Alejo Carpentier.
On rencontre aussi les personnalités qui ont été déterminantes dans l’aventure du boom : le fantasque éditeur (et poète) catalan Carlos Barral ; la formidable agent littéraire Carmen Balcells, qui fit des quatre auteurs des hommes riches en mettant fin aux contrats léonins alors de règle dans l’édition espagnole ; Emir Rodríguez Monegal, qui publia leurs premiers textes dans sa revue Mundo Nuevo ; et le poète, essayiste et diplomate Octavio Paz, qui leur servit un peu de parrain sur la scène internationale.
À partir de 1976, les lettres se raréfient et se font plus courtes. À ce moment-là, en effet, le groupe s’était déjà fissuré depuis quelque temps. Opposés aux dictatures militaires qui sévissaient sur le continent sud-américain (plus tard ils dénoncèrent tous le coup d’État du général Pinochet au Chili), les quatre écrivains avaient initialement accueilli avec un même enthousiasme la révolution cubaine. Le premier à exprimer son malaise face à l’autoritarisme croissant du régime de Fidel Castro fut Vargas Llosa.
L’affaire Padilla, du nom de l’écrivain cubain emprisonné en 1971 pour avoir mis en cause le gouvernement, puis libéré moyennant une humiliante autocritique, précipita l’éclatement du groupe. Après avoir protesté avec les autres contre son incarcération et l’extorsion de sa confession, Julio Cortázar choisit de ne plus s’exprimer publiquement. García Márquez garda dès le début le silence avant de devenir un hôte régulier du régime, puis un ami personnel de Castro. Persona non grata à Cuba, Carlos Fuentes, fidèle à ses idéaux révolutionnaires, soutint plus tard, tout comme Cortázar, le régime sandiniste du Nicaragua.
Vargas Llosa, de son côté, aussi allergique aux régimes totalitaires de gauche qu’aux dictatures de droite, se transforma peu à peu en avocat fervent du libéralisme politique, mais aussi économique. Tout le monde se souvient du vigoureux coup de poing qu’il asséna à Gabriel García Márquez en 1976 à Mexico. Aucun des deux hommes ne s’est jamais expliqué à ce sujet. On sait que les raisons de l’incident, raconté en détail par le journaliste Xavi Ayén dans Aquellos Años del Boom, étaient étrangères à la politique et de caractère privé : elles tenaient à ce que Vargas Llosa, de tempérament jaloux, imaginait à propos de sa femme Patricia et de García Márquez, qui s’étaient vus en son absence quelques mois auparavant. Varga Llosa venait pourtant de la quitter pour une éphémère aventure amoureuse.
Jamais ces dissensions idéologiques ou personnelles n’affectèrent le jugement que les quatre écrivains portaient les uns sur les autres sur le plan artistique. Vargas Llosa, le seul membre du quatuor encore en vie aujourd’hui, qui avait consacré un énorme ouvrage à Cent ans de solitude, ne cessa de présenter ce livre comme un des plus grands romans du XXe siècle. Et lorsque Fuentes fut violemment attaqué par son compatriote Enrique Krauze, le Péruvien, bien qu’il fût proche de Krauze et partageait son point de vue sur les idées politiques de Fuentes, refusa de s’associer au verdict sévère également porté sur son talent d’écrivain. Dans ses Clases de Literatura de Berkeley, Cortázar parle en termes élogieux des œuvres de ses trois amis, tout comme le fait Fuentes dans son essai La gran novela latinoamericana. En annexe à Las Cartas del Boom, les éditeurs reproduisent quelques textes éloquents des uns sur les autres. Les correspondances de Voltaire, Flaubert ou Kafka font partie intégrante de l’œuvre de leur auteur. D’autres – celle d’Henry James et Robert Louis Stevenson, par exemple, ou du même James avec Edith Wharton – ont pour mérite essentiel de mettre en lumière les facettes de grandes amitiés littéraires. C’est clairement de cette deuxième catégorie que relèvent les Cartas del Boom, avec quelques particularités qui font leur originalité et les rendent spécialement émouvantes. Ce n’est pas à un dialogue qu’on assiste, mais une conversation à quatre voix ; les protagonistes avaient le sentiment d’être engagés dans une aventure commune ; enfin, l’amitié littéraire à laquelle on a ici affaire s’accompagnait d’une intense amitié toute courte. De ceci, rien n’atteste mieux que ces lignes du dernier document reproduit dans l’ouvrage, un télégramme envoyé par Carlos Fuentes à Gabriel García Márquez le 14 mars 2012, à l’occasion de son 85e anniversaire : « Penser que nous nous connaissons depuis un demi-siècle ! Nos vies sont inséparables. Merci pour tes grands livres. »
Michel ANDRÉ *
D’après Book Magazine
Philosophe de formation, né et vivant en Belgique, Michel André a travaillé sur les questions de politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Il a publié en 2008 Le Cinquantième Parallèle, Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan).