Le Venezuela est un pays qui intéresse peu la presse française aujourd’hui. Le panorama politique du pays a changé depuis le temps où le commandant Hugo Chávez, quatre fois élu président de la République de 1999 à 2013, suscitait l’enthousiasme des nationalistes-révolutionnaires à l’échelle internationale. Porté par un tribun hors pair, le « socialisme du XXIe siècle » séduisait au-delà des gauches latino-américaines. Nicolás Maduro succédait à Hugo Chávez en 2013, à l’ombre de son mentor terrassé par un cancer avant l’âge de 60 ans. Jusqu’en France, d’aucuns prétendaient que « Ce qu’il est ne meurt jamais. » En 2024, l’héritage est englouti par une crise économique et sociale aiguë et interminable. Dans les rues de Caracas, de Maracaibo ou de Valencia, on a peine à donner sens à ce que l’on voit et à ce que l’on entend. Les préjugés se défont, les paradoxes se multiplient et donnent à voir un pays décomposé.
Photo : Aeropuerto de Caracas
Arriver à Caracas par l’aéroport de Maiquetia-Simon Bolivar, c’est être immédiatement enveloppé d’une chaleur moite. La respiration est plus courte, l’humidité palpable, l’atmosphère plus lourde. Les vols en provenance de l’extérieur sont rares. Du coup, l’aéroport international semble surdimensionné. Les compagnies assurant la liaison entre l’Europe et le Venezuela ne sont pas légion : Air Europa, Iberia, TAP Air Portugal, Turkish Airlines assurent cette liaison avec une ou plusieurs escales. Voyage très long : le Venezuela s’est éloigné de l’Europe. Par contre, les guérites de la police des douanes sont signalées dans les langues des alliés : arabe, chinois, russe. Il est vrai que les Iraniens, les orientaux et les Russes sont nombreux à fréquenter l’île de Margarita. Des interlocuteurs nous parlent de trafics moins visibles.
Bureaucratie
Les documents à fournir aux douaniers sont soucieux de détails. Il s’agit de lister chaque article contenu dans la valise et d’en fixer la valeur marchande. Tâche impossible. Quelle est la valeur d’un pantalon ou d’une chemise achetés et portés durant dix ans ? En quelle monnaie en fixer le prix corrigé de l’inflation à deux ou trois chiffres ? Bolivar ou dollar ? Les agents de la douane ne soumettent pas le voyageur à un examen minutieux : le document-inventaire est rendu sans le moindre procès. Il n’en va pas toujours de même lors de contrôles routiers. L’absence de factures et de documents originaux du véhicule peuvent valoir une amende dont le montant est fixé arbitrairement. Il faut bien que les policiers (dont certains paient leur tenue de travail) remboursent leurs frais professionnels et survivent. Les salaires sont bas, les prix élevés. Dans la vie quotidienne, chacun connaît le jeu : il est sans règle. En tous lieux, des dangers réels ou imaginaires vous sont signalés. S’arrêter à un feu rouge, c’est s’exposer à un assaut. Héler un taxi dans la rue peut être suicidaire. Laisser sa voiture sans surveillance, c’est risquer le vol. Les coûts de la sécurité et de la bureaucratie sont faramineux, les coûts psychologiques de la méfiance et de la peur incalculables. Des parents nous disent la difficulté d’éduquer leurs enfants dans un maquis de valeurs chamboulées : la police ne protège pas, le respect de la loi peut être périlleux, la corruption mineure ou majeure permet de se sortir de situations inextricables… Dans le chaos, subsistent des îlots de relations de type féodal où le pouvoir détenu par l’argent, la force et la violence prévalent. Un réseau d’influences occultes, d’allégeances, de menaces, de dévouement et de soumission prend le pas sur les règles, les droits et les devoirs. Dans une telle situation, chacun vit sous la menace d’une mise en examen pour corruption, arme de diffamation, de dissuasion ou de destruction.
Caracas, la capitale
En montant vers Caracas, l’air se fait plus léger ; la lumière éblouissante et la végétation luxuriante s’imposent à la vue. Au fil des années, sur les collines surplombant les routes vers Caracas, la colonisation humaine se poursuit par des constructions sauvages, certaines en briques, d’autres plus précaires, toutes difficiles d’accès par des chemins poussiéreux ou boueux lorsque s’abattent les pluies tropicales. La crise économique et sociale qui s’éternise a donné lieu à des fermetures d’usines et d’haciendas. Des milliers de ruraux et de provinciaux ont afflué vers la capitale. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au vu des huit millions de Vénézuéliens ayant émigré, Caracas n’est pas vide et n’est pas livrée aux chiens errants. La baisse de la production pétrolière, le vieillissement des infrastructures et le chômage ont entraîné un exode massif des maracuchos vers Caracas. D’aucuns avancent le chiffre de 300 000 exilés pour la seule ville de Maracaibo, certains ont pris la route de l’étranger, d’autres ont afflué vers la capitale…
Dégâts anthropologiques
Le 8 février, le ciel couvert et la pluie abondante viennent rappeler que le changement climatique a lieu partout. Ces pluies ne sont pas de ce mois. La planète Terre se dérègle partout. Les rendez-vous matinaux des oiseaux tropicaux n’ont plus lieu de manière régulière. Ceux qui ont de la mémoire savent que c’est anormal. Hier, lors de conversations avec des universitaires à propos de la pauvreté généralisée du pays, l’expression « dégâts anthropologiques » a été utilisée : la mortalité infantile augmente, la taille des enfants diminue, leurs capacités cognitives faiblissent laissant anticiper des effets destructeurs sur plusieurs générations. Ici, on meurt de maladies bénignes. L’hôpital public n’est pas gratuit : il faut apporter sa literie et le matériel d’opération. Qui le peut ? La plupart des gens ont pour horizon la survie pour le jour d’après. Dans les avenues encombrées de Caracas, les corps des jeunes et des vieux montrent les stigmates de la faim et de la maltraitance. Dans les rues de Caracas, il y a 25 ans, on se surprenait à regarder de fières et splendides silhouettes. Le Venezuela était le pays comptant le plus grand nombre de Miss Univers. C’était aussi un centre d’excellence pour la chirurgie esthétique, reconnu dans toute l’Amérique latine. Le culte de la beauté et ses dérives étaient un sujet d’étonnement et de conversation. Aujourd’hui, les conversations débouchent inévitablement sur les options de l’exil, la désintégration des familles de tous les milieux sociaux et les larmes de la faim au plus fort des pénuries des années 2017 et 2018.
Maurice NAHORY