La Chine hier, en 2008, était proche de l’Amérique latine. Elle avait rendu publique cette année là sa première feuille de route, un Livre blanc sur l’Amérique latine. Pékin est aujourd’hui, en 2024, présent, du Mexique au Nord, au Chili tout au Sud. Tout cela dans un silence assourdissant. Sans vaisselle cassée, en bonne entente avec les Latino-américains, et un laisser-faire apparent des États-Unis.
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Cette influence montante et discrète surprend dans un monde qui bouge avec éclat et violences, de l’Europe de l’Est au Proche-Orient, de l’Afrique au Caucase et à l’Asie du sud-est. Les crises s’ajoutent les unes aux autres. Les quatre coéquipiers de la Chine membres permanents au sein du Conseil de sécurité, les États-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni, avec l’interférence de quelques autres, Afrique du Sud, Arabie, Inde, Iran, Qatar, Turquie, participent à la mêlée. Mais où est donc la Chine, deuxième puissance économique et militaire, membre permanente, on l’a dit, du Conseil de sécurité ? Sans doute sur d’autres terrains de jeu, en Amérique latine par exemple, privilégiant la fabrication de points d’appui pérennes. La longue marche commerciale, économique et financière, engagée par la Chine en Amérique latine, s’est en effet confirmée en ce début d’année du Dragon. Avec un double caractère. Un, on la voit peu, un entrefilet dans la presse, un communiqué minimal. Et deux, loin d’être de gros coups, spectaculaires et éphémères, il s’agit d’engagements de long terme.
Cette présence est tous azimuts. Elle est d’abord portée par les autorités. Après un premier accord sur l’importation de graines chia boliviennes, signé en septembre 2023, les deux pays ont paraphé le 6 février 2024 une convention ouvrant la voie à la construction d’une installation minière de zinc. Le 20 janvier 2024, s’est tenu à Brasilia, la quatrième session du Dialogue stratégique global Brésil-Chine. Les deux pays coopèrent depuis 2009 au sein du groupe BRICS. L’ex-première brésilienne Dilma Roussef, préside la Banque du groupe, à Shanghai, depuis le 24 mars 2023. Le chef d’État brésilien, peu de temps après sa prise de fonction, le 14 avril 2023, avait rendu visite à son homologue chinois, accompagné de 90 agro-exportateurs. Les deux États vont faire d’autres annonces à l’occasion des 50 ans de relations bilatérales commémorés en août 2024, et du 20e anniversaire de la Commission sino-brésilienne de haut niveau, de concertation et coopération. Le président chilien, Gabriel Boric, à l’occasion d’une visite officielle à Pékin, a annoncé le 16 octobre 2023 la prochaine arrivée dans son pays du groupe Tsingshan Holding, intéressé par l’extraction de lithium. Un traité de libre commerce bilatéral a été ratifié par l’Assemblée Nationale Équatorienne le 7 février dernier. La Chine et l’Uruguay négocient un arrangement commercial susceptible d’être compatible avec le Mercosur. Dans l’attente, 23 accords ont été signés par les deux pays le 23 novembre 2023.
Les entreprises, publiques et privées, donnent un contenu à ces accords. D’un pays à l’autre, elles tissent une toile relationnelle. L’Espagne peut constituer une porte d’entrée européenne, mais aussi latino-américaine. L’entreprise chinoise EHang, fabricant de taxis volants, a signé dans cet esprit le 26 février 2024 un accord de coopération technologique et commercial avec l’ibérique Telefónica Tech, spécialiste de connectivité 5G. Le Mexique, membre de l’espace commercial T-MEC (Mexique-États-Unis-Canada), fait également l’objet d’attentions particulières. C’est pour Pékin la meilleure des options pour contourner les fortes hausses de droits de douane imposées par Washington depuis 2018. Le responsable Mexique de l’entreprise chinoise de véhicules électriques BYD a, dans un entretien accordé le 13 février 2024 au quotidien japonais Nikkei, annoncé la mise en construction d’une unité de fabrication, peut-être dans l’État de Nuevo León, ciblé par le concurrent étatsunien Tesla, ou dans le sud du pays. L’objectif de BYD est de vendre 30 000 voitures électriques, importées dans un premier temps en 2024. Treize fabricants automobiles chinois sont actuellement sur le marché mexicain. Sept autres sont attendus en 2024.
D’ores et déjà, selon l’Association mexicaine de distributeurs automobiles (AMDA), 20 % des voitures vendues au Mexique sont d’origine chinoise. Derrière ces points de chute à retombées régionales multiples, les investisseurs chinois ont été présents partout. En Argentine, la prospection de lithium a attiré, en 2023, Genfeng Lithium et Zijin Mining Group. Le président du pétrolier d’État brésilien Petrobras a annoncé, début février 2024, l’ouverture de conversations avec les homologues de plusieurs pays, dont ceux de la Chine. Au Pérou, la société Southern Power Grid International a acheté en 2023 deux filiales de distribution électrique au groupe italien ENEL. Au Pérou toujours, un port moderne, doté d’un terminal multimodal, devrait être inauguré en fin d’année 2024 à Chancay. Son maître d’œuvre est le chinois CSPL, Cosco Shipping Ports Limited, associé au local Volcan Compañia Minera.
Il s’agit là d’évènements courants. Qui ne sont pas dénués d’interrogations. Des États-Unis, d’Europe, viennent des messages et des analyses alertant les Latino-américains sur les risques d’une hégémonie, la Chine poursuivant selon ces analyses des objectifs avant tout nationaux. On renvoie ici à l’un des derniers articles publié en France sur le sujet par le sociologue Gilles Bataillon (1). Divers acteurs écologistes et économiques latino-américains vont dans la même direction. Dernier en date, le réseau Ecuador Decide Mejor qui considère que le traité de libre commerce signé par Quito avec Pékin « conduit à penser que l’Équateur va être un peu plus dépendant » de l’étranger. Même son de cloche au Pérou, où la Société Nationale des Industries dans un communiqué, début février, a signalé « les risques potentiels à la libre concurrence conséquence » de l’acquisition par une entreprise chinoise de 100 % de la distribution d’électricité à Lima. D’autant plus, ajoute la SNI, qu’en 2020 un autre investisseur chinois, Three Gorges Corporation, avait acquis un distributeur local, Luz del Sur. Pour d’autres raisons, le nouveau président argentin, Javier Milei, a indiqué haut et fort qu’il romprait avec la Chine. Dès son arrivée à la Casa Rosada (l’Élysée argentin) il a annoncé que la décision prise en août 2023 par son prédécesseur, Alberto Fernandez, d’intégrer le groupe BRICS était nulle et non avenue.
Les « évènements courants » évoqués ci-dessus, ne sont pourtant pas anodins et sans portée. La Chine a construit en une vingtaine d’années des liens avec l’Amérique latine qui n’ont rien de conjoncturel. Elle est, entre autres, le premier ou le deuxième partenaire commercial de la plupart des pays. Difficile dans un tel contexte d’appuyer sur le frein, à supposer que l’un ou l’autre des chefs d’exécutifs latino-américains le veuille. Les autorités chinoises n’ont pas pris de gant pour le dire à Javier Milei : Rompre les relations serait « une grave erreur », a averti la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Mao Ning, « compte-tenu de la complémentarité économique entre les deux pays ». Javier Milei a reçu le message. Il est vrai qu’au-delà des échanges, il y a aussi 5 milliards de dollars de facilités financières chinoises, dont l’Argentine a un besoin urgent. Reste à savoir si les États-Unis ne vont pas mettre leur grain de sel pour tenter d’emporter « le dix de der ». Le Secrétaire d’État Anthony Blinken est attendu à Buenos Aires le ce vendredi 23 février 2024. À suivre.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY
- Gilles Bataillon, La Chine, nouvelle puissance hégémonique en Amérique latine, Esprit, janvier-février 2024