La Libertad Avanza, nom du parti créé par le président argentin en 2021, vient de connaître un premier barrage au Congrès. Après un mois de débats et de nombreuses modifications, la « loi omnibus » a été suspendue à la demande du chef de l’État, alors qu’il était en tournée diplomatique en Israël et en Italie. Une accolade historique avec son compatriote le pape François et retour en Argentine pour entamer une période décisive de transformation politique et socio-économique.
Photo : Radio Vaticano
Un coup de pied dans la fourmilière. C’est l’image qu’évoque l’Argentine après deux mois de présidence miléiste. Toutes les couches de la société se trouvent bouleversées. La « casta » politique, les entrepreneurs trop proches du pouvoir, les médias, les journalistes et les artistes subventionnés par l’État (la « pauta »), sans oublier la très politisée et archaïque dirigeance syndicale, dont la plupart de ses chefs autoritaires sont cloués à leurs trônes depuis quatre décennies. Le peuple surtout, un peuple qui souffre les conséquences d’un plan d’austérité impitoyable. Mais une grande majorité d’Argentins est conscient que, pour la première fois dans l’histoire, le nouveau gouvernement s’est attaqué aux bases mêmes d’un système corrompu jusqu’à la mœlle.
«Tout est curro [« arnaque, fraude »], il y a des kiosques partout », a déclaré la semaine dernière le ministre de l’Économie, Luis Caputo, en allusion aux multiples combines des dirigeants politiques. Voilà pourquoi l’administration Milei fait autant de bruit, car elle touche de plein fouet les intérêts de ceux qui ont mené l’Argentine à la faillite morale, économique et culturelle. Et aux partisans du parti d’opposition kirchneriste Unión por la patria (surnommé Unión por la plata, « union pour le pognon ») qui pleurent encore pour une défaite inédite, Anibal Fernandez, ancien Chef des ministres de l’ère Kirchner, leur rappelle la crue réalité : « Hay que ser pelotudo para no darse cuenta que hicimos todo mal » (« Il faut être con pour ne pas se rendre compte que nous avons tout fait de travers»).
Dans ce contexte, le « dictateur » Javier Milei (terme scandé par les militants de gauche et les manifestantes rassemblés face à certaines ambassades européennes lors de la grève du 24 janvier) vient de subir une poignante défaite au Congrès. C’est au moins la conclusion de l’opposition. Mais les choses ne sont pas aussi simples. En regardant entre les lignes d’un point de vue des jeux de stratégie, les analystes politiques croient déceler une brillante manœuvre de la part du gouvernement : laisser à découvert la « casta » qui persiste dans le maintien du statu quo, ce nid de la décadence qui menait le pays tout droit vers des exemplaires régimes prolifiques et progressistes comme ceux de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela, tous associés de l’ère « K ».
Dans ce contexte, ladite « loi omnibus » a été mise en arrêt par le président lui-même, car le projet « ne valait pas la peine d’être révisé pour être détruit ». Nommée « Loi des bases et point de départ pour la liberté des Argentins », la loi ne sera pas traitée au Parlement malgré l’approbation « en général » par une majorité de 144 députés de différents horizons politiques contre 109 voix. La proposition législative de La Libertad Avanza avait fait passer ce premier texte avec seulement 37 députés, ce qui met en valeur le principe démocratique de la procédure et le fort soutien à la loi de la part de sept partis politiques. Tout a basculé à l’approche des sujets sensibles aux intérêts des lobbys (le tabac, la ressource halieutique, etc.), ainsi que la privatisation d’une trentaine d’entreprises de l’État déficitaires (la plus emblématique reste Aerolíneas Argentines, avec des pertes annuelles de l’ordre de six milliards de dollars). De fait, la discussion « en particulier » de chaque article, après les trois premiers approuvés, a été stoppée nette au moment où la Chambre des députés s’apprêtait à voter l’article 4 aléa H sur le thème des fonds fiduciaires.
Ces fonds destinés au financement de projets constituent les boîtes noires de la corruption depuis trois décennies. Au total, il y a plus de 30 fidéicommis (dont la plupart ont été créés pendant la gestion de Nestor et Cristina Kirchner) qui coûtent à l’État environ 10 milliards de dollars (2 points du PIB) et sur lesquels n’existe vraiment pas de contrôle. C’est le rejet de ce point-là, de la part de l’opposition kirchneriste et de l’extrême gauche, que le traitement du projet de loi fut levé sur ordre du gouvernement : l’aléa H conférait au président la faculté de « transformer ou éliminer des assignations spécifiques, fidéicommis ou fonds fiduciaires publics et subsides […] revoir leurs provenances et destins afin d’avoir une meilleure rationalité, efficience, transparence et contrôle des ressources publiques ».
Depuis Jérusalem, où il s’est rendu le mardi 6 février pour une tournée prévue depuis son élection, la réaction du président argentin ne s’est pas fait attendre : « la caste s’est mise en travers du changement. Nous ne sommes pas disposés à négocier avec ceux qui ont détruit le pays ». Milei a souligné que le retrait de la loi a mis « en évidence ceux qui représentent la saleté de la politique […] Les députés ont démontré qu’il ne veulent pas perdre leurs privilèges », a-t-il martelé avant d’ajouter que « ce qui s’est passé est très intéressant car on connaît maintenant les escrocs qui restent en politique non pour servir le peuple mais pour faire du business. Cela est très positif d’un point de vue du principe de révélation. Nous ne ferons jamais de la politique de cette manière perverse»
Première tournée internationale
La visite officielle de Milei en Israël, mardi 6 février, est la traduction de son programme géopolitique pro-Israélien et par extension pro-États-Unis. C’est un virage de cent quatre-vingt degrés par rapport au gouvernement précédent. Sensible à la cause palestinienne, le kirchnerisme s’était allié avec le « narco- État de la Bolivie (1)» (actuellement le narcotrafic explose en Argentine, comme partout en Amérique latine) et des pays où « démocratie » et « liberté d’expression » restent encore des vilains mots (ceux déjà mentionnés auxquels s’ajoute l’Iran). À Tel-Aviv, dès la descente d’avion sur le tarmac de l’aéroport Ben Gourion, Milei a annoncé à Israël Katz, ministre israélien des Affaires étrangères, son intention de déménager l’ambassade argentine à Jérusalem, confirmant ainsi la politique étrangère annoncée pendant sa campagne. Javier Milei « tient ses promesses », ainsi s’est félicité le bureau de Benyamin Netanyahu, le Premier ministre israélien qui a tenu une réunion privée avec ce « grand ami de l’État juif ».
À cette occasion, Milei fut remercié « pour sa décision de déclarer le Hamas organisation terroriste et pour son soutien sans réserve au droit d’Israël à se défendre », selon un communiqué du Premier ministre. Celui-ci a également annoncé un accord commercial dans divers domaines entre les deux pays. Sur ce point, l’accord s’est concrétisé trois jours plus tard, le 9 février, avec la confirmation du premier investissement étranger de l’administration Milei : l’entreprisse israélienne XtraLit investirait 104 millions de dollars pour l’extraction directe de l’or blanc de l’avenir, le lithium. Fidèle au programme libertaire du gouvernement argentin, l’objectif est de relancer la production de salines qui sont actuellement non rentables. « C’est une preuve de la confiance que la nouvelle Argentine suscite dans le monde, grâce à son programme d’équilibre fiscal visant à régler l’énorme désordre de ses comptes et la faillite de la banque Centrale », a déclaré ce mercredi 15 février le porte-parole du gouvernement Manuel Adorni. Pour la première fois depuis des décennies, l’Argentine a atteint l’équilibre fiscal durant le mois de janvier, et la banque Centrale a augmenté ses réserves de sept milliards de dollars (le gouvernement précédent avait laissé des réserves négatives pour douze milliards de dollars).
Pendant ce temps, dans la ville sainte de Jérusalem, le président et son rabbin argentin Shimon Wahnish ont littéralement éclaté en sanglots devant le mur des Lamentations. Environ 200 mille citoyens de confession juive vivent en Argentine, parmi lesquels 30% d’origine séfarade-marocaine – comme le conseiller politique et homme d’affaires Jared Kushner, le gendre de Donald Trump – qui ont immigré en Argentine dès la fin du XIXe siècle. De confession catholique, Milei a manifesté à plusieurs reprises sa volonté de se convertir au judaïsme, avec le soutien de son ami rabbin qui dirige, à Buenos Aires, l’Association des juifs marocains d’Argentine. Après avoir visité le kibboutz Nir Oz en compagnie du président Isaac Herzog, où un quart de ses membres ont été tués ou enlevés le 7 octobre dernier (la communauté compte de nombreux immigrants argentins) Mieli s’est rendu en Italie où, deux jours plus tard, depuis Rome, il a remercié le gouvernement Netanyahou pour la libération de Fernando Marman et Luis Har, deux otages israélo-argentins retenus par le groupe terroriste Hamas.
Dès son arrivée à « la ville éternelle », le président s’est rendu au Vatican, le dimanche 12 février, pour assister à la cérémonie de canonisation de Maria Antonia de San José (1730-1799). Il était accompagné par sa sœur et secrétaire d’État Karina Milei, le ministre de l’Intérieur, Guillermo Francos, la ministre du Capital humain, Sandra Pettovello et la ministre des Affaires étrangères, Diana Mondino. Béatifiée en 2016, le pape Francisco a déclaré Sainte cette jésuite (la première sainte argentine) connue sous le nom de Mama Antula, après la reconnaissance d’un miracle attribué à son intercession (victime d’un accident vasculaire cérébral, Claudio Perusini a retrouvé ses facultés en 2019). De fait, la tournée de Milei était prévue depuis décembre pour faire coïncider son passage à Rome avec la date de la cérémonie qui a eu lieu à la basilique Saint Pierre.
Le lendemain, lundi 12 février, une audience privée entre le président argentin et le pape a porté sur « le programme du nouveau gouvernement pour lutter contre la crise économique ». D’après le Vatican, les échanges ont été « cordiaux » ; le « pape s’est montré satisfait » selon la délégation argentine. Mais cette rencontre, la première entre les deux compatriotes, a surtout permis de mettre sur un second plan les dures critiques contre le pape que Milei avait proféré pendant la campagne (« personnage néfaste », « imbécile qui promeut le communisme », « représentant du Mal »). Le chef de l’État lui avait présenté des « excuses » bien avant cette rencontre et le pape s’est montré conciliant (« on commet des erreurs dans la jeunesse »), prêt « à entamer un dialogue –parler et écouter – avec lui ». L’accolade entre le président et « l’argentin le plus important de l’histoire », selon Milei, a fait le tour du monde. Une visite vers son pays natal, pour la première fois en tant que souverain pontife, est prévue à partir du mois de juin.
Quelques heures plus tard, Milei a été reçu au palais du Quirinal par le président de la République Sergio Mattarella et au Palais Chigi par la Première ministre Giorgia Meloni. Présidente de la coalition de centre droite Fratelli d’Italia, Meloni fut l’un des premiers leaders européens à l’avoir félicité lors de son élection, le 19 novembre dernier : l’Italie, dont est issue une grand partie de la population argentine (Milei lui-même), est un allié privilégié de l’Argentine en Europe. En espérant une « coopération renouvelée dans divers domaines » selon Mme Meloni, le partenariat entre les deux pays portera sur le développement « dans des secteurs économiques clés tels que l’énergie, les infrastructures, l’agriculture et l’alimentation », a indiqué le gouvernement italien. Pendant ce temps, les médias argentins passaient en boucle les mots que la Première ministre avait consacrés au président argentin, le 22 janvier, au cours d’une interview à la télévision italienne (émission Quarta Repubblica) : « J’ai été le premier dirigeant qu’il a entendu en Europe. C’est définitivement une personnalité fascinante ». Le 12 février, invité à la même émission par le célèbre journaliste Nicola Porro, qui a souligné la « passion extraordinaire » du président argentin, Milei a insisté sur sa méprise de l’État, cette « association de malfaiteurs qui parviennent à un accord et décident d’utiliser le monopole pour voler les ressources du secteur privé ».
De retour à Buenos Aires, mardi 12 février, Javier Milei poursuit son programme encouragé par une nouvelle baisse de l’inflation. C’est un chiffre difficile à digérer (20,6% pour le mois de janvier) mais qui confirme la tendance après les 25,5% du mois de décembre et, selon les prévisions les plus optimistes, le chiffre d’un digit est attendu pour les mois d’avril-mai. Or la question est de savoir combien de temps le peuple pourra résister à la dévaluation des salaires, la récession, le chômage. Selon l’analyste politique Eduardo Fidanza, une enquête révèle que 60% d’Argentins déclarent que le président a besoin de temps. Certains sondages oscillent entre 48 et 58 % de soutien populaire. Cela avec une alliance multipartite en perspective, dont l’objectif est « l’extermination du kirchnerisme » lors des élections du mi-mandat en 2025. Ce sera l’occasion, selon les estimations officielles, d’atteindre le 60% des voix, ce qui représente une majorité au Congrès pour approuver des lois nécessaires à la consolidation du redressement du pays.
Pour comprendre ce contexte, il n’est pas inutile de rappeler que l’Argentine a été historiquement gouverné par un populisme téméraire fondé sur « l’optimisme à court terme », d’après le concept de l’économiste français Jean Fourastié (1907-1990) : « le papillon poursuit ses épousailles comme si l’orage que je vois venir dans la vallée n’allait pas la détruire, lui et la semence qu’il veut féconder. (2) » À présent, dans un pays embourbé jusqu’aux essieux, les nouvelles générations d’Argentins (la semence) voient un avenir incertain sous l’hypothèque d’une dette colossale à cause d’une succession de gouvernements centrés sur les intérêts particuliers, ayant en effet manqué leur devoir d’assurer la sécurité urbaine et les moyens de subsistance élémentaire tels que le travail, l’accès au logement et la stabilité monétaire. Ce sont ces erreurs du passé qui ont donné naissance au phénomène Milei.
Eduardo UGOLINI
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1. Selon un récent rapport de Miguel Angel Toma, ancien ministre de l’Intérieur et de la Justice et ex-secrétaire au renseignement (2001-2003).
2. Jean Fourastié, Essais de morale prospective, Éditions Gonthier, 1966.