Plongés dans une totale incertitude après le premier tour du dimanche 22 octobre, les Argentins éliront leur nouveau président le 19 novembre. Arrivé en tête du scrutin, Sergio Massa veut débarrasser l’Argentine de l’extrême droite, alors que Javier Milei appelle à en finir avec le kirchnerisme qui a conduit le pays à une catastrophe économique à la limite de l’explosion sociale.
Photo : Pagina12
L’effervescence de l’ambiance en Argentine est palpable. Sergio Massa a remporté l’élection avec 36, 40 % des suffrages contre 30, 15 % réunis par le redouté ovni libertaire Javier Milei. L’élection du nouveau président exige donc un ballottage. Après ce premier tour tant attendu, l’électorat de la troisième voie, incarnée par la candidate éliminée de la course à la présidence Patricia Bulrich, se retrouve brutalement face à un grand dilemme : voter blanc ou tenter de chasser le diable avec l’aide de Belzébuth.
Car si pour plus de 60 % d’Argentins Sergio Massa représente la politique corrompue et l’incapacité à redresser l’économie (l’inflation a explosé durant sa gestion, et la monnaie est en dévaluation galopante depuis deux ans), Javier Milei suscite l’inquiétude, voir carrément la peur de la classe moyenne aisée. Surnommé le Fou par ses détracteurs (le Lion pour ses sympathisants), beaucoup décèlent un dangereux extrémiste dans la lignée de Donald Trump et Jair Bolsonaro. D’ailleurs, Eduardo Bolsonaro, le fils de l’ex-président brésilien, s’est rendu à Buenos Aires ce week-end d’élections pour soutenir le nouveau venu dans l’arène politique.
Le discours de campagne de cet « anarcho-libérale », comme Milei se définit, rejette l’intervention de l’État dans l’économie, est favorable à la libre détention d’armes, à la libération du commerce d’organes et opposé à l’avortement. Adepte de l’école autrichienne de Friedrich Hayek (Prix Nobel d’économie 1974), la suppression de la banque centrale et la dollarisation de l’économie figurent parmi ces idées les plus controversées. En outre, Milei s’est fait la réputation de climato-sceptique et révisionniste. Le changement climatique ? C’est une « invention socialiste ». Les 30 000 morts ou disparus pendant la dictature militaire (chiffre retenu par les organisations des droits humains) est à ses yeux « exagéré ». Voici la base de son programme politique : « dynamiter le système de l’intérieur », selon ses propres termes, en accord avec son « plan tronçonneuse » visant à réduire à zéro les dépenses publiques.
Or, alors qu’il y a deux mois, lors des primaires PASO, il avait provoqué un tsunami électoral, ces dernières semaines l’image de pompier pyromane arborant une tronçonneuse a certainement joué contre lui. Comme le souligne le politologue Raul Timerman, « les gens ont commencé à percevoir un risque chez Milei. Le thème de la tronçonneuse, qui au début était drôle, s’est mué en quelque chose d’effrayant (…) Ils se sont dit : Celui-là vient pour tout détruire ». À y regarder de plus près, « tout détruire » sous-entend faire disparaître l’État providence. Ainsi ces derniers mois Sergio Massa a puisé dangereusement dans les réserves de l’État pour mettre en place un programme de séduction en vue aux élections. Destinées à stopper la chute libre de sa crédibilité à la tête de l’économie nationale, une série de mesures populistes, qualifiées par la critique d’assistanat politique, ont été effectives à partir du mois d’avril et « opportunément » dynamisées une dizaine de jours avant les élections. Parmi elles figurent : l’élargissement du nombre de non imposables, les exonérations de TVA, les subventions agraires, la distribution de lave-linge et frigidaires sans oublier la promesse faite aux commerçants et clients, le mercredi 13 septembre, de réaliser un tirage au sort de voitures 0 km, motos et électrodomestiques en rétribution de l’apport de la TVA…
C’est la raison pour laquelle Sergio Massa est accusé d’ « irresponsabilité électoraliste ». Car cette série de mesures, qu’on pourrait qualifier de paravent, a l’objectif d’éclipser pour quelques mois une réalité sociale dramatique, avec une insécurité urbaine galopante et un inflation record, que certains appellent déjà « inflammation », parmi les plus élevées de la planète (138 % annuel). Cela alors que le pays doit rembourser au FMI un prêt de 44 milliards de dollars (somme héritée en grande partie de la gestion de Mauricio Macri, 2015-2019) et le taux de pauvreté atteigne désormais plus de 40 % de la population. Or M. Massa justifie son bilan par la pire sécheresse qui a frappé l’Argentine en 2022-23, ce qui a privé le pays de 20 milliards de dollars de ces agro-exportations.
Dans cet ambiance délétère, le jour du scrutin les électeurs interrogés par l’Agence France-Presse (AFP) étaient partagés entre la sensation de « sauter dans le vide », en votant Javier Milei, et le besoin d’un vrai changement par rapport à un gouvernement impuissant. Sur ce point, il faut mentionner un fait révélateur de la méfiance de 64 % d’Argentins envers un gouvernement péroniste d’allégeance kirchneriste auquel appartient Sergio Massa : ni l’actuel président, Alberto Fernández, ni la vice-présidente et ancienne chef de l’État Cristina Kirchner n’ont participé à la campagne du ministre de l’Économie. Rappelons que Mme Kirchner, qui bénéficie de l’immunité parlementaire, a été accusée de corruption et mise en cause dans une dizaine de procédures distinctes.
Or, si le candidat du parti au pouvoir, malheureux candidat à la présidentielle de 2015 contre ses alliés d’aujourd’hui (d’où son surnom panqueque, « crêpe ») est arrivé en tête de cette élection, ce résultat s’explique par l’adage populaire préféré des Argentins : Mejor malo conocido que bueno por conocer (« mieux vaut une médiocre certitude qu’un brillant espoir »). Car si M. Massa « reste le ministre de l’Économie d’un gouvernement foncièrement impopulaire », comme le définit l’économiste Benjamin Gedan, il y a en Argentine « une profonde angoisse à l’idée de changer drastiquement le rôle de l’État providence ». C’est une remarque très juste de ce spécialiste de l’Argentine (institut de recherche Wilson Center de Washington), qui conclut de façon péremptoire à l’égard d’une éventuelle victoire de Javier Milei : « beaucoup ont trop à perdre ».
Et c’est l’État providence, dont les effets sur l’économie répercutent directement sur les mois et les années à venir, que pointe la candidate de l’opposition libérale Juntos por el cambio Patricia Bulrich. Face à son mauvais score (23,8 %), l’ex-ministre de la Sécurité et alliée de l’ancien président Mauricio Macri a laissé comprendre qu’elle appellera à voter pour Javier Milei lors du deuxième tour, afin de lutter contre le populisme et la corruption engendrée par le kirchnerisme.
En attendant le ballottage du 19 novembre, le fort clivage sociopolitique ne permet pas de distinguer clairement qui sera le responsable de faire sortir l’Argentine de cette impasse dangereuse. D’un côté, certains restent convaincus que le péronisme est la seule force capable de rassembler la volonté populaire face à la menace Milei. « On savait qu’on allait créer la surprise. Les gens sont beaucoup plus intelligents qu’on le croit quand il s’agit de défendre la patrie », a déclaré à l’AFP Angelo Laredo, un comptable de 55 ans qui a voté pour le candidat péroniste avant d’ajouter que « si ce n’est pas pour aujourd’hui, ce sera pour novembre. Massa sera président ». Pourtant, Milei représente le Robin des bois pour la jeunesse sans perspectives et l’électorat qui n’a plus d’espoir dans la « caste » politique. Et l’échec dans six des seize provinces qu’il avait conquis lors des primaires n’inverse pas fondamentalement la courbe de sa popularité. Ce qui lui permet, même s’il n’est pas élu, de jouer désormais un rôle important dans la vie politique argentine: après le premier tour, Milei s’est assuré de la présence de huit législateurs au Sénat, et d’augmenter le nombre de trois à une quarantaine de députés de son parti La Liberté avance.
Eduardo UGOLINI