Le poète chilien Raúl Zurita, né en 1950, était pour la seconde fois cette année présent sur la liste des nobélisables aux côtés de deux autres auteurs latino-américains : l’Argentin César Aira et la Mexicaine Elena Poniatowska. Donné favori dans de nombreux journaux du monde entier, il s’incline face au Norvégien John Fosse, ce qui ne retire rien à son impressionnant parcours artistique et intellectuel constitué d’une œuvre puissante à portée universelle, riche et complexe, sensible et novatrice, empreinte de violence et d’amour.
Photo : Edition Chilien
La vie de Raúl Zurita (Chili, 1950) est marquée par des expériences douloureuses et heureuses ainsi que par une création poétique et plus largement artistique sans cesse renouvelée. Incarcéré pendant plusieurs semaines au début de la dictature de Pinochet en 1973, Zurita est membre entre 1979 et 1983 du C.A.D.A., le Collectif des Actions d’Art qui occupe les espaces publics en pleine répression. Il commet en 1975 et 1980 deux auto-mutilations : en proie au désespoir, il se brûle d’abord la joue avec un fer incandescent puis, cinq ans plus tard, tente de s’aveugler à l’ammoniaque ; par ce geste, il souhaite s’imaginer sans pouvoir les voir les vers de son poème La vida Nueva tracé par des avions dans le ciel de New York en juin 1982. Artiste visuel utilisant comme supports de création les espaces naturels, après le poème céleste new-yorkais il fait creuser son vers Ni pena ni miedo en 1993 dans le désert d’Atacama sur plusieurs kilomètres, et réalise fin 2016 lors de la biennale de Cochin-Muziris (Inde) l’installation Sea of pain : pour lire les gigantesques panneaux sur lesquels sont inscrits des poèmes sur le drame des migrants prenant la mer, les visiteurs doivent traverser les pieds dans l’eau le hangar où ces textes sont exposés. Enfin, il envisage un nouveau projet : projeter sur les falaises de la côte nord du Chili à l’aide de faisceaux lumineux son poème Diálogo con Chile.
Très engagé tant artistiquement que politiquement, sur des sujets concernant le Chili, l’Amérique latine et d’autres parties du monde, il devient en août 2018 le chef de file d’un vaste mouvement de protestation initié par des intellectuels, suite aux propos tenus par le ministre de la culture de l’époque, Mauricio Rojas, parlant dans un entretien de 2015 du musée de la mémoire de Santiago comme étant « un montage ». Cette vague de contestation provoque la démission du ministre trois jours plus tard et conduit à un rassemblement d’une immense foule sur l’esplanade du musée de la mémoire de Santiago. Zurita, par la création poétique, s’insurge également contre l’assassinat en novembre 2018 du Mapuche Camilo Catrillanca victime d’une bavure policière, et participe activement en septembre 2023 aux commémorations des 50 ans du coup d’État de Pinochet.
Le poète a reçu des récompenses nationales et internationales : citons le Prix National de Littérature en 2000, le Prix ibéro-américain de poésie Pablo Neruda (2016), le Prix ibéro-américain José Donoso (2017), le Prix International Alberto Dubito en Italie et le Prix des Droits de l’Homme Jaime Castillo Velasco (2018), suivis du Prix International Mario Benedetti de la lutte pour les Droits de l’Homme et de la Solidarité et le Prix Reina Sofía de Poésie ibéro-américaine, tous deux en 2020, et enfin le Prix International de Poésie Federico García Lorca de la ville de Grenade (2022).
Preuve du prestige de ce poète, s’ajoutent à ces récompenses remarquables plusieurs Doctorats honoris causa : les deux premiers en 2015 à l’Université technique Federico Santa María de Valparaíso et à l’Université espagnole d’Alicante, puis un troisième en 2018 à l’Université de La Frontera à Temuco. Son rayonnement international se confirme par les traductions de ses livres dans de multiples langues : allemand, anglais, arabe, bengali, chinois, coréen, français, grec, hollandais, italien, russe, slovène, suédois, entre autres. Son œuvre abondante est empreinte de références intertextuelles voire intermédiales (Dante Alighieri, textes bibliques, œuvres musicales et cinématographiques), de jeux langagiers (déstructuration de la syntaxe, brouillage des personnes grammaticales, création de néologismes, présence d’envolées lyriques et d’un langage familier), mais aussi d’évocations géographiques oniriques (espaces en mouvement), de dénonciations des dictatures et de la barbarie. Le soin apporté à la mise en page singulière des vers et des strophes confère une part importante à un aspect visuel au service des messages de l’auteur.
Parmi sa production prolifique, mettons en lumière ses recueils Purgatorio (1979) et Anteparaíso (1982), tous deux traduits en français par Laëtitia Boussard et Benoît Santini pour les éditions Caractères et Classiques Garnier, ainsi que Canto a su amor desaparecido (1985), La Vida Nueva (1994), Poemas militantes (2000), Inri (2003), Zurita (2011), Canto de los hijos solos (2023), des essais comme Son importantes las estrellas (2018) et les récits autobiographiques El día más blanco (2000) et Sobre la noche el cielo y al final el mar (2021).
Raúl Zurita se hisse par cette nomination au niveau des plus grandes voix littéraires du monde entier. On entendra assurément reparler de lui en 2024 puisque, nous l’espérons de tout cœur, il sera alors le lauréat du Prix Nobel de Littérature.
Laëtitia BOUSSARD et Benoît SANTINI
traducteurs en français de l’œuvre de Raúl Zurita.