Dans une ambiance de crise économique explosive, le candidat libertaire « antisystème » a obtenu plus de 30 % des voix, le dimanche 13 août, lors des Primaires ouvertes, simultanées et obligatoires (PASO). Fantasque et dangereux pour beaucoup d’électeurs, la lassitude sociale a joué cependant en faveur de cet ovni politique ultra-charismatique qui se targue de vouloir réformer de fond en comble un système vieilli et corrompu
Photo : Punto 21
« Êtes-vous un fou ou un génie ? », lui demande le journaliste quelques heures après son triomphe aussi éclatant qu’inattendu. « Le différence entre un fou et un génie c’est le succès, le 22 d’octobre prochain vous allez donc savoir qui je suis », répond un rayonnant Javier Milei, l’air épanoui, sur le plateau du programme de télévision A 2 Voces (À deux voix). Avec 30,4 % des voix, il s’est imposé avec une dizaine de points de plus annoncés par les derniers sondages avant les PASO, préliminaires des élections présidentielles d’octobre prochain. Le candidat à la présidence du parti La libertad Avanza devance ainsi de trois points l’ex-ministre de la Sécurité Patricia Bullrich du parti du centre droite Juntos Por el Cambio.
Toujours maître du débat politique face à ses concurrents intimidés, maniant une langue acérée doublée d’une gymnastique intellectuelle à toute épreuve, l’émergence de Javier Milei représente « un événement historique pour l’Argentine » selon le responsable d’une antenne régionale de l’intérieur du pays. Seul bémol, malgré leur caractère obligatoire cette élection a été marquée par une abstention record (30 %). C’est la raison pour laquelle si les résultats des PASO permettent en général d’établir le ton de ce qui seront les élections présidentielles, rien n’est encore joué d’avance. Toutefois, l’élection de Milei a eu l’effet d’un « tsunami » dans seize provinces sur vingt-quatre, et les sondages le donnent présent au second tour éventuel le 19 novembre.
Du côté de la coalition péroniste représentant le gouvernement, Sergio Massa a recueilli 25 % des voix. Mais l’actuel ministre de l’Économie est très fragilisé à cause de sa gestion, qui n’a pas donné les résultats escomptés, mais aussi par ses convictions politiques changeantes (on le surnomme panqueque, « crêpe »). Pourtant, le principal handicap du candidat Massa reste sans doute l’usure d’un parti péroniste dont beaucoup le tiennent pour responsable de la débâcle argentine. Et pour cause : la population souffre d’une insécurité urbaine galopante liée en partie à un trafic de drogue en nette croissance, le tout aggravé par une inflation endémique à trois chiffres (115 % selon le dernier taux). Malgré le faible écart entre les trois candidats arrivés en tête des sondages, ce contexte rédhibitoire fait pencher la balance du côté du nouveau venu en politique Javier Milei surtout grâce au soutient de la jeunesse, qui voit en lui le seul candidat capable de « casser ce qui a été fait, puis récolter les morceaux et tout recommencer », d’après l’opinion d’un jeune commercial de 27 ans interrogé par l’Agence France Presse.
Ce propos rappelle que l’Argentine a été gouvernée par un système manichéen – péronisme/antipéronisme – depuis plusieurs décennies et par conséquent la classe politique a été très peu renouvelée. Aux yeux d’une grande majorité d’Argentins, c’est surtout le péronisme et ses engrenages impuissants et corrompus le principal responsable de cette crise endémique qui ne cesse de s’aggraver. Depuis des décennies, le parti fondé par le dictateur populiste et démagogue Juan Domingo Perón (1895-1974) a toujours déterminé la ligne politique à suivre, dans l’exercice de la présidence ou dans les manèges de l’opposition. Comme le souligne une étudiante de 20 ans de classe moyenne : « Nos pères, nos grands-pères, ont voté pour le péronisme il y a vingt ans, trente ans, mais le pays reste le même.»*
Dans cette optique, la fulgurante ascension de Milei s’explique en grand parti parce que la situation actuelle du pays se rapproche redoutablement de celle de 2001. Par exemple sur le plan social, la pauvreté explose de façon exponentielle de même que l’indigence : sur un total de quarante millions d’habitant, environ cinq millions d’argentins ne mangent pas à leur faim. Le salaire réel est en baisse constante à cause de l’hyperinflation, et son équivalent en dollars est l’un des plus bas d’Amérique latine. Selon Juan Negri, « il y a une désaffection croissante de l’électorat, dans un pays qui avait des identités politiques marquées ». Le politologue de l’Université Torcuato Di Tella résume l’idiosyncrasie argentine à l’égard de la classe politique et justifie ainsi le succès du candidat libertaire : « Milei est le reflet de ce désenchantement, chez beaucoup d’électeurs qui ne croient plus dans les partis. »
En ce qui concerne l’économie, dans ce climat effervescent d’après élection, les marchés financiers ont réagi drastiquement en dévaluant le Peso d’environ 20 %. Depuis un mois, la monnaie nationale a perdu 38 % de sa valeur et le dollar officiel, qui cotait à 298,50 pesos à l’avant-veille de l’élection, est monté jusqu’à 365,50 pesos quelques heures après le scrutin. Mais dans la pratique, les finances de la population sont tributaires du marché parallèle, où le dollar s’achète désormais à environ 700 pesos, tout un record pour ce pays menacé de dollarisation par le programme du candidat Javier Milei. À ce sujet, qui est vraiment cet iconoclaste ultra-libéral qui a séduit les milieux modestes déçus par la « caste » politique traditionnelle ?
Député élu en 2021 (avec 17 % des voix), Milei incarne le Robin des bois capable de réaliser enfin ce cri scandé inlassablement lors des manifestations depuis la crise qui a secoué l’Argentine en 2001 : « Qu’ils s’en aillent tous ! », réclamant la disparition de la classe politique incompétente que l’histrionique et parfois verbalement agressif Milei qualifie de « caste parasitaire et corrompue ». Libéral et libertaire comme il se définit lui-même, M. Milei a été classé en 2019 parmi les personnes les plus influentes d’Argentine par le magazine Noticias. En 2021, il fut le deuxième économiste le plus influent de la planète selon la prestigieuse université Johns Hopkins (situé à Baltimore, États-unis). En outre, il est membre de la Chambre de commerce internationale et du Forum économique mondial de Davos et a participé au G20, en tant qu’assesseur, dans les programmes de politiques économiques. Il est également économiste en chef de Maxima AFJP (société de gestion de fonds de pension privé), d’Estudio Broda (assesseur économique d’entreprises argentines et multinationales) et de la banque HSBC d’Argentine.
Le discours de cet « anarcho-libérale », comme il se définit lui-même, rejette l’intervention de l’État dans l’économie. Favorable à la libre détention d’armes pour endiguer la délinquance, il est opposé à l’avortement mais en faveur du mariage homosexuel et de la libération du commerce d’organes. Adepte de l’école autrichienne de Friedrich Hayek (Prix Nobel d’économie 1974), la suppression de la banque centrale figure parmi ses idées les plus controversées. Voici la base de son programme politique : « dynamiter le système de l’intérieur », selon ses propres termes, en accord avec son « plan tronçonneuse » visant à réduire à zéro les dépenses publiques. Un programme nettement radical mais illusoire, voire dangereux, selon ses concurrents à la présidence.
Or les dernières informations montrent que les dirigeants politiques, tant de gauche comme de droite, n’ont pas retenu la leçon de la terrible crise de 2001. L’histoire argentine ressemble à un serpent qui se mord la queue : le pays stagne dans un cercle vicieux qui peut chambouler le calendrier électoral au point que certains parlent déjà d’anticiper les élections. Car la situation s’est beaucoup dégradée ces derniers jours après les PASO, avec des pillages de supermarchés dans les banlieues de Buenos Aires et à l’intérieur du pays. On craint désormais la répétition du même scénario qui a provoqué jadis la majeure catastrophe politique, financière et sociale de l’histoire argentine.
Eduardo UGOLINI
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* Sur ce sujet, à ne pas manquer sur le web la lecture de l’article Le régime péroniste, racine du déclin économique de l’Argentine, de l’Argentin Maximiliano Marzetti, professeur en droit et en économie qui a obtenu son doctorat à l’université Erasmus de Rotterdam.