Alors que depuis plusieurs mois l’ex-président bolivien déchu accuse le gouvernement de corruption et de trafic de drogue, son parti Mouvement vers le socialisme (MAS) vient de fixer pour le mois d’octobre prochain un Sommet décisif pour l’avenir du pays andin. L’ancien syndicaliste défenseur des producteurs de coca réclame « l’arrêt de l’économie des chiffres » qui appauvrit les gens.
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Ces derniers mois, plus spécifiquement depuis juin 2022, la tactique de Evo Morales peut se résumer à l’action de « battre les hautes herbes et effrayer les serpents qui s’y cachent* ». Toujours sous les réflecteurs de la scène politique sud-américaine malgré son éviction du pouvoir en 2019, en enchaînant les accusations contre le gouvernement Morales tente ainsi de débusquer ses potentiels concurrents à l’élection présidentielle de 2025. Dans la situation politique et sociale actuelle pour le moins délicate, la longue liste de déclarations du chef du parti MAS ont en effet un haut potentiel déstabilisateur pour l’actuel président Luis Arce.
À cela s’ajoute la nouvelle de la convocation de son parti, du 3 au 5 d’octobre, dont le siège vient d’être ratifié par le Tribunal suprême électoral : Lauca Ñ. Cette ville est située dans le Tropique de Cochabamba, où se trouve la majeure concentration de militants du MAS qui soutiennent le retour de l’ex-président de gauche (2006-2019). « Nous saluons la prise de conscience et la responsabilité de nos frères et sœurs militants, ainsi que les dirigeants et les sympathisant du MAS, qui se préparent pour le Congrès ordinaire de l’instrument politique du peuple », a-t-il annoncé sur Tweeter.
En substance, voici les déclarations du chef du MAS : « Après une profonde réflexion et des analyses objectives avec les dirigeants locaux du MAS, les mouvements sociaux, les syndicats et les producteurs et entrepreneurs de 7 des 9 départements du pays, nous réitérons, par responsabilité envers notre peuple, la réalisation d’un sommet national pour sauver la Bolivie. […] Les perspectives économiques sont préoccupantes, c’est pour quoi il est urgent d’établir des relations d’unité et de solidarité avec des mesures économiques en faveur des plus humbles ». Selon l’ex-chef de l’État, « le pouvoir d’achat des familles boliviennes a fortement diminué. C’est donc le moment d’abandonner l’économie froide des chiffres pour démarrer une politique économique centrée sur les gens ».
En ce qui concerne la liste d’accusations contre son ancien dauphin Luis Arce, depuis juin 2022 Morales a dénoncé à plusieurs reprises, lors des concentrations publiques mais aussi sur les réseaux sociaux et son programme de radio, des «irrégularités » commises par le gouvernement. Sans apporter la moindre preuve, il a accusé certains fonctionnaires comme Eduardo del Castillo et Edgar Montaño Rojas, ministre de l’Intérieur et ministre des Travaux publics respectivement. Une accusation plus grave encore est à l’origine d’une enquête judiciaire en cours, sur des supposés pots-de-vin distribués dans le bureau du réseau des voies publiques Administradoras Boliviana de Carreteras (ABC). Selon la dénonciation déposée par HéctorArce, un député proche de l’ancien président, c’est grâce à Henry Nina, responsable de ABC, que l’entreprisse chinoise Harbour Engineering Company-Chec aurait « bénéficié » de l’attribution de travaux de construction d’une partie de l’autoroute Sucre-Yamparaez (département de Chuquisaca). En raison de cette plainte portée par le député du MAS, le représentant de la succursale bolivienne de la Harbor Company, Jin Zhengyuan, fut mis en détention provisoire en septembre 2022. Or cette cause n’a pas eu de suite, Nina et Zhengyuan ont été acquittés mais l’entrepreneur chinois fait actuellement l’objet d’une autre enquête pour un présumé délit de blanchiment d’argent.
Dans l’ordre chronologique des accusations contre le gouvernement Arce, le 14 février, Marcelo Arce Mosqueira, le fils de l’actuel président, a été mis en cause par le même législateur du MAS pour des affaires crépusculaires au cœur du plan national d’industrialisation du nouvel or blanc du futur : le lithium. Sans se faire attendre, la réponse laconique et fébrile du président rappelle le scénario de la saga Le Parrain : « ne touche pas ma famille ! ». Six semaines plus tard, le 29 mars, Teresa Morales et Carlos Romero, anciens ministres du gouvernement Morales, ont publiquement accusé le président Arce de faire preuve de « bienveillance » face à la corruption qui ronge le ministère de l’Énergie en connivence avec des fonctionnaires de l’entreprise nationale d’hydrocarbures Yacimientos Petroliferos Fiscales de Bolivia (YPFB). Enfin, la dénonce la plus grave de la part d’Evo Morales a eu lieu le 2 juillet dernier : il avait affirmé que la Bolivie avait exporté avec le consentement du gouvernement 17,8 tonnes de cocaïne vers l’Espagne. C’est un sujet toujours d’actualité et en cours d’instruction judiciaire, après le tapage médiatique déclenché par la découverte de l’envoi vers Madrid de 478 kilos de drogue (neuf personnes ont été mises en détention provisoire).
En réponse à ses accusations, le ministre de la Justice Ivan Lima a exhorté l’ex-président à « arrêter le ragot et les mensonges et qu’il agisse avec responsabilité politique ». Rappelons que Morales avait été contraint à fuir son pays après avoir été déchu de la présidence, en 2019 ; il avait été accueilli à bras ouverts par le déclinant clan kirchneriste. Réfugié en Argentine, il a incarné la stratégie de Juan Domingo Perón de « regarder le feu depuis l’autre rive* ». Comme son homologue argentin exilé en Espagne après le coup d’État de 1955, et qui pendant presque deux décennies s’est consacré à déstabiliser la scène politique de son pays en suivant l’adage selon lequel il faut « troubler l’eau pour prendre le poisson* », Evo Morales n’a cessé de tirer les ficelles de son parti dans l’attente de susciter la défaillance du gouvernement de Luis Arce, lui aussi membre du MAS.
À présent, c’est dans cet esprit que les contours de son programme de reconquête du pouvoir commencent à se dessiner nettement. Patiemment, méthodiquement, gravitant toujours autour de ce seul objectif depuis le présumé coup d’État de 2019. Cela malgré un profond et en apparence irréconciliable clivage social, car Evo Morales sait qu’il jouit encore d’un ample soutien des communautés indiennes. C’est le socle d’électeurs le plus solide de l’ancien dirigeant syndicaliste cocacolero, lui-même issu de la communauté aymara, en nette opposition à la classe dite « blanche » composée de criollos d’origine hispano-américaine qui concentre la richesse du pays. Dans ce contexte les enjeux politiques se mêlent et se confondent avec les intérêts personnels, dans un pays historiquement très pauvre dont l’économie est classée 92e au monde avec un PIB par habitant de 3 150 dollars par an (~ 2 940 euros). Par conséquent, l’élection présidentielle de 2025 sera pour M. Morales une occasion rêvée de couronner sa carrière politique de façon éclatante : cette année-là la Bolivie célèbre le bicentenaire de son indépendance
Eduardo UGOLINI
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* Citations du manuel de la Chine classique Le livre des 36 stratégies, ed. Presses du Châtelet, 2011.