Six ans après la signature de l’accord entre le gouvernement et la guérilla des Farc, la mise en œuvre de la paix en Colombie est loin d’être accomplie. Trafic de drogue, paramilitaires, groupes armés dissidents, violences : à évoquer la paix en Colombie, on se heurte invariablement aux funestes réalités qui n’ont pas disparu, loin s’en faut, six ans après la signature en novembre 2016 de l’accord de paix entre le gouvernement et la guérilla des FARC.
Photo : Radio Caspas
La mise en œuvre de la paix en Colombie n’en est certes pas au point mort, assurent les intervenants d’une conférence sur le sujet organisée début juin à Paris par Geneviève des Rivières, présidente de l’Institut France-Amériques. L’accord a bien permis de négocier la paix [avec les Farc], rappelle Yali Sequeira, un juriste et politologue qui anime notamment le programme de soutien Ensemble pour la paix, cofinancé par l’Agence française de développement (AFD). En juin 2022, la Commission de la Vérité, un organe clé issu de l’accord, a bien signifié quelque 700 recommandations dans son rapport final après avoir entendu, année après année, les témoignages de
30 000 personnes victimes du conflit. Le rapport propose d’en finir avec “la culture de la guerre“ dans ce pays où 60 ans d’affrontements ont fait 9 millions de victimes, et de lutter contre l’impunité. Une urgence : aujourd’hui encore, 97 % des actes violents demeurent sans suite, souligne M.Sequeira. Et 66 groupes armés terrorisent la population.
Le président de gauche Gustavo Petro, élu en 2022, a par ailleurs lancé une nouvelle approche de “paix totale“ en incluant tous les groupes armés dans une négociation, y compris ceux du crime organisé comme le redoutable Clan du Golfe. En près de dix ans, cinq processus de paix avec la guérilla de l’ELN (Armée de libération nationale) n’ont pas abouti, la tâche est donc colossale.
Gustavo Petro a aussi promis d’accélérer en 2023 la concrétisation de l’accord de 2016, avec le concours, souligne-t-il, de la société civile et surtout des communautés en zone rurale. Le président a notamment lancé une réforme agraire qui ambitionne de restituer trois millions d’hectares de terres aux paysans démunis, un engagement inscrit dans l’accord de paix mais auquel son prédécesseur, le conservateur Iván Duque, n’a pas donné suite.
Victimes à portée de fusil
Les communautés rurales sont les premières victimes, encore et toujours, de violences qui s’exercent sans cesse, sans raisons apparentes, sans retenue. Des violences orchestrées par les intérêts concurrents de commandos armés et mafieux, composés de guérillas comme de paramilitaires, qui se disputent des territoires, des zones d’influence, des accès portuaires. Parfois avec la complicité de responsables de l’armée, selon ce que murmurent prudemment nombre de témoins.
Les départements du Cauca, de la Vallée du Cauca (sud-ouest) et du Chocó (nord-ouest), sur la façade Pacifique du pays, sont les plus atteintes par ces violences, loin des services déficients de l’État, à portée de fusil de tous les criminels couvant leur butin de cocaïne, dans des régions difficiles d’accès.
Durant le seul mois d’avril dernier, 23 “leaders sociaux“, des représentants formels ou informels des villages pour la défense des droits de leur communauté) ont été assassinés. Selon les chiffres de la Commission de la Vérité, pas moins de 1.327 morts violentes ont eu lieu depuis la signature de l’accord de paix jusqu’en mars 2022. De même, 355 anciens membres des Farc démobilisés ont été tués, selon un bilan établi en janvier 2023.
Le conflit, une variable politique et économique
Trafic de drogue, réforme agraire retardée, absence d’État de droit sont autant de pierres d’achoppement considérables dans la mise en œuvre de l’Accord de paix. Gustavo Petro parviendra-t-il à les surmonter ? Selon Gaspard Estrada, politologue qui dirige l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes adossé à Sciences Po, « bien peu d’avancées réelles ont été observées depuis fin 2016 en matière de politique agraire, de politiques sociales, de protection des dirigeants sociaux ou syndicaux dans les territoires, alors qu’il s’agit là d’éléments-clés de l’accord. »
En réalité, estime-t-il, une sorte de statu quo s’est établi parce que « l’économie de la guerre arrange les élites, le conflit est devenu une variable dans la vie politique et économique du pays ». Estrada cite par exemple le cas de l’armée, qui reçoit énormément de subventions et de coopération étrangère, sorte de rente de situation qu’il ne serait pas aisé de supprimer.
Un marché public de la drogue ?
Quant au trafic de drogue, il s’inscrit, c’est évident, dans un contexte mondial de l’offre et de la demande qui dépasse le seul chantier de la Colombie. L’accord de paix ne peut pas y changer grand-chose alors que la demande est là et que les narcotrafiquants y répondent. À cet égard, souligne Estrada, le président colombien développe une approche audacieuse, mais controversée : « intégrer certaines drogues dans le schéma formel de l’économie », à savoir les dépénaliser et les légaliser, comme l’ont fait l’Uruguay ou le Canada avec le cannabis. « La guerre contre le trafic de drogue depuis cinquante ans est un échec », répète Gustavo Petro, qui a tout récemment rencontré des cultivateurs de feuilles de coca et leur a assuré qu’il comprenait qu’on ne puisse pas vouloir substituer à cette culture d’autres produits moins rentables. Le président colombien plaide pour une politique de lutte contre le trafic à l’échelle de l’Amérique latine, une politique qui envisage notamment la création d’un marché public pour certaines drogues. “Un million de personnes sont mortes en Amérique latine du fait des conflits liés au narcotrafic, et la plupart de ces victimes étaient des Colombiens modestes“, assène Gustavo Petro. Mais à Washington, allié musclé de la Colombie dans la répression armée du trafic de drogue, on ne l’entend pas de cette oreille.
Le chemin est donc encore très long, pour Gustavo Petro et sans doute pour ses successeurs, pour restaurer un État de droit en Colombie. Si tant est qu’il y ait la volonté politique de le faire, comme le démontre au moins le président actuel du pays.
Sabine GRANDADAM