« Je ne suis pas venu ici pour guider des agneaux, mais pour réveiller des lions », dit ce député extrémiste qui se revendique anarcho-capitaliste. Javier Milei catalyse le mécontentement populaire avec ses coups d’éclat et son cri de ralliement « Vive la Liberté, bordel ! ». Fermer la banque centrale et la dollarisation de l’économie figurent parmi les dix mesures radicales de son programme en vue de l’élection présidentielle qui se tiendra le 22 octobre.
Photo : CNN Chile
Avec une croissante criminalité quotidienne, un chômage galopant et une super inflation qui atteint désormais le 105% annuel, l’Argentine vit plus que jamais son lot de souffrances. Beaucoup attendent, lors des prochaines élections, une rencontre du troisième type avec l’ovni qui depuis 2016 survole de plus en plus près le paysage politique argentin. Cette année-là, le grand public le découvrit à la télévision où il fut l’invité d’un programme de diffusion national (Animales Sueltos), et depuis lors il n’a cessé de crever le petit écran au moins une ou deux fois par semaine.
Pour une minorité d’argentins, laquelle grandit comme boule de neige ces derniers mois (selon les derniers sondages, il atteigne désormais le 24% d’intentions de voix), Javier Milei incarne le Robin des bois capable de réaliser enfin ce cri scandé inlassablement lors des manifestations depuis la crise qui a secoué l’Argentine en 2001 : « Qu’ils s’en aillent tous! », réclamant la disparition de la classe politique incompétente que l’histrionique et parfois verbalement agressif Milei qualifie de « caste parasitaire et corrompue ». Par exemple, en août 2021, il a qualifié le candidat à la présidence et actuel chef du gouvernement de la ville de Buenos Aires, Horacio Rodriguez Larreta, de « putain de gauchiste » et de « merde chauve » en l’accusant d’utiliser « des fonds publics pour persécuter les opposants ».
Avec l’obtention de 17% de voix lors des élections législatives de septembre 2021, l’économiste de formation s’est imposé comme l’un des principaux candidats à la présidence. Libéral et libertaire comme il se définit lui-même, ce cinquantenaire a été classé en 2019 parmi les personnes les plus influentes d’Argentine par le magazine Noticias. En 2021, il fut le deuxième économiste le plus influent de la planète selon la prestigieuse université Johns Hopkins (situé à Baltimore, États-Unis). Il est membre de la Chambre de commerce internationale et du Forum économique mondial de Davos et a participé au G20 en tant qu’assesseur dans les programmes de politiques économiques. Il est également économiste en chef de Maxima AFJP (société de gestion de fonds de pension privé), d’Estudio Broda (assesseur économique d’entreprises argentines et multinationales) et de la banque HSBC d’Argentine. Auteur d’une cinquantaine d’articles académiques et plus d’une centaine d’articles journalistiques, il a également publié une douzaine de livres (1).
La fulgurante ascension du très radical Milei s’explique en grande parti parce que la situation actuelle du pays est encore pire que celle de 2001. Sur le plan social, la pauvreté explose de même que l’indigence (sur total de quarante millions d’habitants, environ cinq millions d’argentins ne mangent pas à leur faim), le salaire réel est en baisse constante à cause de l’hyperinflation, et son équivalent en dollars est l’un des plus bas d’Amérique latine. Cela malgré l’annonce du gouvernement concernant une augmentation de la création d’emplois. Une mesure stratégique, certes, à l’approche des prochaines élections. Mais un examen plus attentif révèle qu’il s’agit du travail précaire, dont la rémunération n’atteint pas un salaire digne de ce nom en accord avec la vertigineuse et constante montée des prix, même celle des produits de première nécessité.
Ces conditions confèrent à Javier Milei la troisième place aux yeux des argentins déshérités, face à la décadente alliance du péronisme au pouvoir (« Front pour tous ») et au parti du centre droit reformé de l’ancien président Mauricio Macri (« Ensemble pour le changement ») qui s’est allié à « Proposition républicaine » (« Pro »). Bref, depuis plusieurs décennies l’Argentine est gouvernée par un système manichéen – péronisme/antipéronisme – qui s’est très peu renouvelé. Notamment à cause de l’impuissance de M. Macri (2015-2019) à libérer le pays de la toile d’araignée léguée par le kirchnerisme et son leader Cristina Fernandez de Kirchner. L’actuelle vice-présidente et ex-présidente (2007-2015) a été rattrapée par la justice, mais elle est protégée par l’immunité parlementaire. En ce qui concerne ses chances de revenir à la tête du pays, d’après ce qu’on peut constater dans la rue, l’opinion qui se dégage est que la veuve de l’ancien président Nestor Kirchner (2003-2007) restera dans les annales comme un véritable fléau pour l’Argentine.
De son côté, Javier Milei, qui se revendique du parti d’extrême droite espagnol « Vox », suscite à la fois l’intérêt de celles et ceux qui n’ont plus d’espoir dans la « caste » politique mais aussi la méfiance et la peur chez les plus aisés, qui voient en lui un dangereux extrémiste dans la lignée de Donald Trump et Jair Bolsonaro. Certains même n’hésitent pas à le comparer avec le maître du Troisième Reich, Adolf Hitler, à cause de sa rhétorique exaltée et une tendance à la logorrhée parfois vulgaire et populiste. Ce à quoi Milei les accuse de vouloir « banaliser l’holocauste ». Sur ce point, rappelons que s’il est de confession catholique, son conseiller spirituel est un notoire et respecté grand rabbin de Buenos Aires.
Ce nouveau venu dans l’arène politique se dit contre une fiscalité qui asphyxie la dynamique des investissements (les impôts et les charges sociales en Argentine figurent parmi les plus importantes du monde). Le discours de cet « anarcho-libéral », comme il se définit lui-même, rejette l’intervention de l’État dans l’économie, est favorable à la libre détention d’armes pour endiguer la délinquance, est opposé à l’avortement mais en faveur du mariage homosexuel et de la libération du commerce d’organes. Adepte de l’école autrichienne de Friedrich Hayek (Prix Nobel d’économie 1974), la suppression de la banque centrale et la dollarisation de l’économie figurent parmi ces idées les plus controversées. Climato-sceptique et révisionniste : le changement climatique ? c’est une « invention socialiste ». Les 30 000 morts ou disparus pendant la dictature militaire (chiffre retenu par les organisations des droits humains) est à ces yeux « exagéré ». Voici la base de son programme politique : « dynamiter le système de l’intérieur », selon ses propres termes, en accord avec son « plan tronçonneuse » visant à réduire à zéro les dépenses publiques.
Malgré la démagogie, son spot de campagne décrit une triste réalité qu’on ne peut nier : « Il y a eu un temps où l’Argentine était le pays le plus riche au monde, un point d’attraction, une puissance mondiale. C’est pourquoi des millions d’immigrants arrivèrent à nos ports à la recherche d’opportunités. Nous étions enviés par tout le monde, cependant […] les politiciens décidèrent que la richesse ne devait plus profiter aux Argentins mais devait revenir à eux-mêmes. Ainsi, ils ont abandonné le modèle de liberté pour un modèle qui concentre la richesse entre leurs mains afin que vous, moi et nous tous soyons leurs prisonniers. Le résultat fut la décadence, la crise, l’inflation, la corruption, l’insécurité, des jeunes quittant le pays […]. Aujourd’hui, les Argentins se rendent compte que faire une Argentine différente est impossible avec les mêmes politiciens de toujours. C’est pourquoi nous avons l’opportunité de mettre un point final à cette situation. La liberté avance. »
Le propos est clair, « La liberté avance » est le nom du parti qu’il a créé en 2021. Ce qui trahit en filigrane son objectif : faire éclater les vétustes structures d’un pays qui était classé dans les années 1940 parmi les cinq premières puissances mondiales. Milei veut, en effet, une transformation radicale au sein de la classe politique, une révolution totale suivant les descriptions données par Aristote dans son ouvrage La Politique (livre V). Dans ce sens, on peut faire le lien entre le nom de son parti et le célèbre tableaux d’Eugène Delacroix La liberté guidant le peuple, qui évoque la Révolution de 1789 (mais qui a été inspiré des événements de 1830). Description : au milieu du tableau une fille incarne la révolte et la victoire, elle est coiffée du bonnet phrygien – symbole de la liberté –, franchit les barricades et avance menant le peuple à la libération. C’est symboliquement ce même scénario, un électrochoc sociétal mais de façon pacifique, que beaucoup attendent du nouveau parti La liberté avance de Javier Milei, qui aura une femme comme colistière (le nom sera annoncé le 26 juin), et qui deviendra vice-présidente s’il est élu.
Dans son livre « Vive la liberté, bordel ! » (non traduit en français) il pointe les clichés répétés depuis plus d’un demi-siècle par tous les « collectivistes qui sévissent dans son pays sous l’étiquette de péronistes. » À cet égard justement, dans un pays gouverné par le péroniste Alberto Fernandez, qui a renoncé à se représenter et restera inscrit dans la conscience collective comme la marionnette de Cristina Kirchner (son surnom est Alber-titere, « Albert-marionnette »), il sera pour le moins intéressant de suivre le parcours du candidat Milei dans cette Argentine qui n’a pas retenu la leçon de la crise de 2001. Un fruit amer de l’impéritie d’une classe politique à bout de souffle, dont l’exemple le plus représentatif est donné par le cas de Cristina Kirchner, qui siège au Sénat même après avoir été condamnée (comme ce fut par ailleurs le cas de l’ex-président péroniste feu Carlos Menem).
À présent, sur cette droite finale de la course à la présidentielle, Javier Milei demande au peuple argentin un crédit à long terme. Son programme révolutionnaire, pour ne pas dire illusoire, comporte une série d’étapes qui s’étalent sur une période de quatre décennies ! Car il pense être l’homme le mieux préparé, tant sur le plan intellectuel que moral, pour réaliser les changements dont a besoin l’Argentine d’aujourd’hui. Son discours enflammé séduit autant la jeunesse sans perspectives que les couches populaires marquées par la pauvreté et la déception à l’égard d’une classe dirigeante corrompue et impuissante. Mais par ces facéties, son aspect de vieux rocker, sa chevelure coiffée comme un casque, sa vie privé hors des normes, son amour presque physiologique pour ses chiens, ses parents frustrants et l’épais brouillard autour des affaires de son père(2), il passe pour un histrion de bas étage pour une grande majorité d’argentins. Cela n’empêche pas que tous les sondages le donnent présent au second tour de la présidentielle en novembre prochain. Dans ce tableau de contours incertains, deux décennies après son effondrement, l’Argentine, malade chronique, saura-t-elle, une fois pour toutes, tirer les leçons d’une crise endémique qui ne cesse de s’aggraver ?
Eduardo UGOLINI
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1. Il a été accusé six fois de plagiat. À lire : « Plagios de Milei, ecos de la investigación de Noticias (perfil.com) ».
2. Pour aller plus loin : « Desenmascarando a Javier Milei : Negocios turbios… » http://www.enorsai.com.ar