Fernanda Trías est née en 1976 à Montevideo, en Uruguay. Après avoir voyagé et vécu en Europe et aux États-Unis, elle s’est désormais installée à Bogotá, en Colombie, où, parallèlement à l’écriture, elle se consacre à la traduction et est professeure de création littéraire à l’Université de los Andes. Fernanda Trías a déjà publié un recueil de nouvelles et deux romans, parmi lesquels La ville invincible (2020). Récompensé par le prix national de littérature, Crasse rose (2023) est son troisième roman.
Photo : éd. Actes Sud
Un vent rouge, dont les origines sont inconnues, s’abat fatalement sur une ville portuaire d’Amérique du Sud. Brume toxique à l’air nocif et funeste, cette mystérieuse pollution porte et propage une sinistre épidémie : la maladie pèle les corps, laissant la chair à vif. Les zones contaminées sont condamnées à la quarantaine et au confinement, mais l’être humain n’est pas le seul à souffrir, car les poissons et les oiseaux eux aussi ont disparu. Crasse rose se présente comme une dystopie : les habitants qui le peuvent fuient vers l’intérieur des terres ; les autorités contrôlent les médias. Pour se nourrir et survivre, il faut consommer cette « crasse rose », une pâte préfabriquée de déchets d’animaux produite par la nouvelle industrie alimentaire d’État. Le roman est ainsi une chronique acérée et lucide, un témoignage poignant des effets et des conséquences de ce vent rouge, qui infeste et envahit tout, de l’épidémie qui ravage la ville et le pays, de la dévastation et de la déchéance d’un monde désormais abandonné aux ordures nauséabondes et à la décomposition.
Crasse rose est aussi le récit d’une femme, qui ne nous révélera jamais son nom. Si son identité demeure inconnue, elle nous confie ses impressions, ses déchirements et ses sentiments : son désarroi et son égarement quand son ex-mari, Max, est contaminé et hospitalisé ; ses désaccords et ses tensions avec sa mère qu’elle se refuse à abandonner, alors qu’elle pourrait émigrer au Brésil ; sa sollicitude dévouée et ses nombreuses difficultés quand, pour gagner un peu d’argent, elle accepte de s’occuper de Mauro, un enfant obèse et insatiable, qui ne pense qu’à manger. C’est dans ce contexte que Crasse rose est le reflet de la déliquescence des relations humaines et familiales de cette femme en proie à la décomposition de son monde affectif. Sa mère ne la soutient pas. Max, son ex-mari, cherche à atteindre la sagesse en rejetant tout désir. Mauro, souffrant du syndrome de Prader Willi, ne peut se libérer de ses pulsions alimentaires. Fallait-il désespérément, par solidarité et pour survivre, essayer de se rendre utile ? Rythmée par un questionnement incessant, la narration se règle et se structure autour d’une perplexité croissante de la narratrice quant à sa condition de fille, de femme et de « mère ».
Crasse rose n’est pourtant pas le roman ou la chronique du désespoir. Il s’agit plutôt d’une lente prise de conscience devant la désolation d’un monde, qui mène la narratrice vers le choix douloureux du détachement et de la solitude, vers un ailleurs où la vie sera peut-être différente. Écho perturbant d’événements qui ont bouleversé nos vies, dystopie fantastique et poétique, métaphore des angoisses et des peurs de la condition humaine, le roman de Fernanda Trías, apocalyptique tout autant que métaphysique, est une très belle réussite pour l’une des plumes les plus prometteuses de l’Amérique latine.
Cédric JUGÉ
Crasse rose, de Fernanda Trías, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathaly Serny, éd. Actes Sud, 2023. 272 pages, 23 euros.