Les cent premiers jours de Lula, Culbuto en Brésil glissant

Cela fait plus de cent jours que Luiz Inácio Lula da Silva a retrouvé la présidence du Brésil, pour la troisième fois. Depuis le début de l’année, le président enchaine les difficultés sans pour autant céder à la panique. Que penser de ce début de mandat en demi-teinte ?

Photo : Agences

À première vue, la comparaison entre Lula et un culbuto paraît incongrue. La réaction est pourtant inappropriée. De Culbuto, que dit en effet le dictionnaire ? « Petit personnage dont la base arrondie est lestée de sorte que  même si ce jouet est frappé ou renversé il se redresse toujours et revient à la verticale ». Or, depuis le 1er janvier 2023, Lula n’en finit pas d’éteindre les départs de feu, tout en restant droit dans ses bottes. Cela dit n’y a-t-il pas quelque part, si l’image s’avère exacte, un gros risque de surplace ? Les grains se suivent, différents les uns des autres, tous avec un fort coefficient de déstabilisation. L’extrême droite bolsonariste n’a pas désarmé. Le retour au bercail de l’ex, Jair Bolsonaro, lui a redonné du jus et de la combativité. Cent fois sur le métier Lula doit reprendre l’ouvrage .. pour revenir à la case « Départ ».

Le 8 janvier 2023 le bolsonarisme a tenté un coup de force spectaculaire en occupant la place des trois pouvoirs de la capitale brésilienne, entrant sans trop de problème dans le Parlement et la Présidence de la République. L’attitude bienveillante de la force publique a révélé la résistance tenace au changement politique des soi-disant « forces de l’ordre », militaires inclus. Tout aussi préoccupant pour le président en fonction, la, les polices semblent incapables de réduire la criminalité. La multiplication d’homicides dans les écoles aux quatre coins du pays lui a donné une dimension émotionnelle forte. Dimension instrumentalisée par la « grande presse » qui en fait une titraille d’appel. O Estado de São Paulo, par exemple, barrait, le 6 avril, sa première page du commentaire suivant, en caractères gros et gras, « La barbarie entre à l’école ».  ,

De janvier à mars 2023, jamais on a tant déboisé, et pas seulement en Amazonie. Les chiffres qui viennent d’être publiés sont les plus mauvais comptabilisés ces dernières années. 1375 km2 d’Amazonie seraient partis en fumée de janvier à mars, selon  l’Institut National de Recherches Spatiales. Ici encore les journaux hostiles à Lula ont donné un large écho à ce drame écologique. À longueur d’éditoriaux, il est rappelé au nouvel occupant de « Planalto », l’Élysée brésilien, qu’il n’a gagné la présidentielle que d’un petit cheveu, 50,9 %. Et que d’autre part il n’a pas, il s’en faut de beaucoup, une assise parlementaire solide..

Qui plus est, ajoutent les plumes lues par la droite « civilisée » et les milieux d’affaires, Lula ne doit pas oublier qu’il a été élu par défaut. La droite classique a voté pour lui contre Bolsonaro. Elle ne partage aucune de ses ambitions fiscales et sociales, si celles-ci supposent l’augmentation de l’impôt. « Lula 3 », a écrit un éditorialiste de l’hebdomadaire Istoe, « est un mal nécessaire », pas question d’aller « de mal en pire » (le 5 avril 2023, p 11).

Pourtant l’attente sociale est exigeante et urgente. La faim a fait sa réapparition dans un pays qui est le premier exportateur agricole du monde.Les enquêtes réalisées sont sans appel. 15,5 % de la population serait aujourd’hui en situation grave d’insécurité alimentaire, et 15,2 % malnutris. 29,4 % seraient en 2021 en pauvreté extrême contre 8,8 % en 2013 (in Carta Capital, 29 mars 2023, p 15).  Dans les rues de São Paulo, la capitale économique, ou de Salvador de Bahia, les vendeurs à la sauvette d’hier brandissent aujourd’hui des pancartes sous le nez des automobilistes avec un court message écrit à la va vite, « J’ai faim ».

En clair, depuis le 1er janvier, Lula a fait beaucoup d’annonces qui sont restées dans les tiroirs faute d’aval parlementaire. Le président du Congrès des députés, Arthur Lira, a jusqu’ici bloqué toute procédure en urgence qui permettrait de faire passer les Mesures provisoires que souhaite mettre en route Lula. Qui plus est, les démêlés d’Arthuro Lira avec le Président du Sénat, Rodrigo Pacheco, pourtant tout aussi à droite que lui, allongent encore davantage la procédure.

La politique étrangère, loin de la cuisine parlementaire intérieure est pourtant elle aussi embourbée, pour plusieurs raisons. La première vient du démâtage de l’équipe gagnante des années 2003/2010. Marco Aurelio Garcia, qui a été conseiller international de Lula, est décédé en 2018. Celso Amorim, ex-ministre des Affaires étrangères, est lui toujours là. Il est le conseiller diplomatique du président. Le ministre actuel des Affaires étrangères a déjà occupé cette fonction sous Dilma Rousseff de 2014 à 2016. Mais il n’ a pas de culture de parti. C’est un bon diplomate, ce qui est beaucoup, mais sera-ce suffisant ? Le contexte international est autrement plus compliqué qu’il y a vingt ans. Le climat de rejet réciproque entre grandes puissances, l’otanisation de l’Europe, ont réduit les flexibilités. Le Brésil va présider bientôt le groupe BRICS. Il entend à cette occasion jouer un rôle de médiateur avec la Chine, que Lula vient de visiter, pour trouver une fenêtre de tir diplomatique au conflit russo-ukrainien. Option difficile après la mise en examen de Vladimir Poutine par la Cour pénale internationale (CPI). Le Brésil est signataire du traité de Rome constitutif de la CPI. Comment, dans cet environnement juridique contraignant, Vladimir Poutine pourrait-il participer au Brésil à un sommet des BRICS ? Celso Amorim vient d’effectuer une visite de travail à Moscou. Il n’y a pas eu de communiqué officiel mais on sait, fait exceptionnel, qu’après avoir vu Dimitri Lavrov, son homologue russe, il a été reçu par le président Poutine. Nul doute que ce contexte a été évoqué par les deux responsables;

Alors que faire ? Et que peut faire le chef d’État brésilien ? Parler, ce qu’il fait à la perfection. Il a annoncé le retour d’une « Bourse famille » bonifiée, ainsi que du programme d’habitation sociale,  « Minha Casa minha vida ». Il a également signalé la suspension du plan bolsonariste de privatisation d’entreprises publiques. Il a chargé le ministre des Finances de programmer une réforme fiscale et un plan permettant de redonner de l’air aux finances publiques étouffées par la loi constitutionnelle votée à l’époque de Michel Temer, en 2016, gelant la dépense publique jusqu’en 2036. Conformément à son programme, il a également annoncé une relance de la consommation supposant une baisse du taux d’intérêt bancaire, qui étouffe la croissance. À 13,75 % c’est l’un des plus élevés au monde. Tout cela pourtant est encore en bout de piste en attente de différents feux verts. Feux verts parlementaires dont on a vu combien ils étaient difficiles à négocier. Feux rouge sur le taux d’intérêt. Avant de quitter le pouvoir, Jair Bolsonaro a en effet fait adopter une disposition législative accordant une indépendance absolue, sur le modèle de la Banque centrale européenne, au directeur de la Banque centrale brésilienne. Ce monsieur est inamovible jusqu’au 31 décembre 2024. Seul le vote d’une nouvelle loi pourrait permettre de le révoquer. Mais Congrès et Sénat, encouragés par les milieux financiers, ne veulent rien entendre.

Au-delà des annonces, Lula a malgré tout commencé à reconstruire, modestement compte tenu des circonstances signalées, la Maison Brésil. Il a procédé à un grand renouvellement dans la haute fonction publique. Le coup d’État manqué du 8 janvier dernier lui a permis de faire le ménage dans la hiérarchie militaire et de commencer à reprendre du terrain institutionnel sur des forces armées qui, par la grâce de Bolsonaro, étaient devenues un quatrième pouvoir de fait. Il a par ailleurs lancé une opération sanitaire et de maintien de l’ordre en Amazonie pour sauver le peuple yanomami menacé par les orpailleurs.

Les issues de secours sont limitées. Lula, qui a effectivement un vrai talent de négociateur, dialogue, sans retombée perceptible pour le moment, avec un éventail de partis de droite. Cette majorité composite serait, selon la Folha du 8 avril 2023, relative, avec 222 députés sur 513. On appelle ça au Brésil le présidentialisme de coalition. Mais il se heurte au président du Congrès qui fait le même calcul pour marchander en position de force avec l’Exécutif. La relance peut-elle s’opérer sans les agro-exportateurs, grands pollueurs et par ailleurs soutiens de la présidence Bolsonaro ? Les discours tenus devant la Cop27, et la Cop30 de Belem, promise par Lula, en perdraient leur crédibilité. Ce débat a été ouvert là où on ne l’attendait pas. Le ministre de l’Agriculture a défendu devant un tribunal la nécessité économique pour le Brésil d’exploiter un gisement de potasse en Amazonie. L’appel aux investisseurs étrangers, autre hypothèse, est aléatoire. La Chine, premier partenaire du Brésil, n’a rien d’une organisation caritative. L’Europe, et en particulier la France, bloque tout accord avec le Mercosur, qui ne respecterait pas l’environnement. Les « puissances » latino-américaines ne sont pas au mieux de leur forme. L’Argentine peut basculer à droite. Le Mexique regarde vers les États-Unis. Le Brésil a réintégré la CELAC, l’UNASUR, a signé avec dix autres pays un accord commun contre l’inflation, mais tout cela ne va pas bien loin.

La stabilité gouvernementale s’en ressent, tout comme la maîtrise de soi de Lula. Plusieurs ministres se sont laissés aller à tenter de jouer en solo, certains à gauche, d’autres ailleurs. Au point que Lula a laissé percer en diverses occasions un agacement qu’on ne lui connaissait pas .L’opinion selon les sondeurs est en situation d’expectative. 29 % des Brésiliens considèrent que la gestion des 100 premiers jours de Lula est désastreuse, 38 % sont d’avis contraires et sont donc satisfaits, 30 % n’ont rien de spécial à dire, 3 % ne savent pas quoi répondre (sondage Datafolha, 29/30 mars 2023) .

Jean-Jacques KOURLIANDSKY