Au terme de quatre mois de signes positifs et de concessions, le dialogue entre le gouvernement colombien et les guérilleros de l’Armée de libération nationale a été coupé net par la logique des armes. Le président Gustavo Petro a convoqué les délégués responsables de chaque partie afin de décider la poursuite ou non des pourparlers.
Photo : Infobae
Arrivé au pouvoir le 7 août 2022, le plan de « paix totale » était l’un des piliers de sa campagne présidentielle. Fin février, Gustavo Petro, le premier président colombien de gauche, a accordé à l’Armée de libération nationale (ELN) le statut « d’organisation politique armée rebelle », conformément aux exigences des guérilleros pour la poursuite des négociations. Une décision surprenante et inédite, sévèrement critiquée par l’opposition de droite qui lui reproche d’avoir trop cédé à la dernière guérilla historique du pays encore active.
En effet, à la suite des derniers événements, beaucoup se demandent si cette qualification juridique est véritablement une main tendue à la prétendue armée qui milite pour la « libération nationale », ou plutôt un aveu de faiblesse qui contribue à miner la légitimité d’un État démocratique. Pour certains analystes, il n’y a aucun doute, le statut d’organisation politique conféré aux guérilleros « c’est un signe de bonne volonté de la part de Petro […] et la demande de l’ELN en fait, c’est de se différencier des groupes armés criminels et de fait reconnaître que leur combat est un combat politique. »
C’est l’avis de Sébastien Velut, professeur à l’Institut des Hautes études d’Amérique latine, qui fait référence aux Bacrim (bandes criminelles liées au narcotrafic(1)) avant d’ajouter que « dans le cadre du conflit colombien il y a des responsabilités partagées des violences, et donc [la reconnaissance juridique, exigée par l’ELN] c’est un pas important par rapport à l’avancée de ces négociations. » Or, contrairement aux attentes, ce signe de bonne volonté de la part de M. Petro n’a pas fait reculer la violence. Comme l’exprimait déjà clairement en 1946 l’historien français Carlo Laroche, « le langage trahit ce caractère belliqueux que la négociation recouvre d’apparences pacifiques ». Ainsi, les laborieux pourparlers entre le gouvernement et l’ELN ont été brutalement suspendus, mercredi 29 mars, après l’attaque présumée de la guérilla à El Carmen, dans le département du Nord-Santander (nord-est du pays).
« Nous avons été informés de la mort de neuf de nos soldats », dont sept jeunes soldats du service militaire et deux sous-officiers, selon le communiqué du ministère de la Défense nationale qui attribue l’attaque à l’organisation politique armée rebelle. Cette sanglante embuscade élève à vingt-trois le nombre de militaires tués depuis le début de l’année. Du côté de l’ELN, qui compte quatre mille combattants selon les autorités, rappelons qu’une offensive de l’armée colombienne avait tué neuf de ses membres présumés fin janvier(2).
En ce qui concerne la zone d’opérations de la guérilla, le nord-est de la Colombie est l’une des régions les plus touchées par la violence et, ô coïncidence, l’une des principales productrices de feuilles de coca. La route qui relie El Carmen à la côte caribéenne est la voie privilégiée par les nommés Bacrim et l’ELN. C’est également dans cette région que se trouve l’oléoduc Cano Limon-Coveas, le plus important du pays. Les neufs soldats de l’armée tués faisaient partie de l’unité chargée de la surveillance, car faire sauter les oléoducs et racketter les compagnies multinationales, c’est la spécialité de l’ENL, ce qui lui vaut le surnom de « pétro-guérrilla »(3).
Qualifiée de « fait réellement très grave » par le président, l’attaque s’est produite en pleine période de négociations en vue d’un cessez-le-feu. C’est donc un coup de poignard dans le dos « contre la volonté de paix exprimé par le gouvernement », selon les déclarations du ministre de la Défense Iván Velásquez. Le conseiller présidentiel Danilo Rueda, chargé des négociations avec la guérilla a, quant à lui, évoqué la possibilité de reporter le dialogue sine die dans l’intérêt du pays, puisque l’ENL « tente d’échapper à la construction de la paix en Colombie. »
Dans ce contexte d’incertitude, les négociations engagées avec l’ENL, après une interruption de quatre ans et six décennies d’un conflit meurtrier, risquent de ternir le vernis de popularité du chef de l’État. À l’égard de son programme de réconciliation nationale, cependant, la grande majorité des Colombiens souhaite voir une continuité dans les négociations amorcées jadis par ses prédécesseurs César Gaviria (1990-1994), Andrés Pastrana (1998-2002) et Juan Manuel Santos (2010-2018).
En 1991, l’ENL signe un traité de paix avec le gouvernement Gaviria. Dès son élection, le président Pastrana n’a eu de cesse de répéter que faire la paix avec les rebelles était la priorité de son gouvernement. En 2016, après cinquante-trois ans d’un conflit qui a fait deux cent mille morts, Juan Manuel Santos recevait le prix Nobel de la paix pour la signature de l’accord avec les Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie). À présent, malgré la bonne volonté exprimée par son gouvernement, ce ne sera certainement pas pour cette année que Gustavo Petro devra se rendre à Oslo pour honorer le célèbre prix. Dans cette perspective, la priorité du président sera de relever ce défi majeur qui est d’empêcher les artifices de la guerre de l’emporter sur l’art de faire la paix.
Eduardo UGOLINI
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1. Selon le dernier rapport de l’organisation GITOC (Global Initiative against Transnatinal Organized Crime), basée à Genève, la Colombie est le deuxième des pays du monde – après la République du Congo – ayant le plus grand nombre d’organisations criminelles (octobre 2022).
2. Sur les ravages de la guérilla, voir le documentaire Colombie, les visages de la reconstruction, de Inés Compan, portrait d’une Colombie « rêvant d’un paysage plus serein ».
3. Pour aller plus loin : Colombie : la pétroguerilla, le Pape et la paix promise, documentaire de Mylène Sauloy, 2018.