« L’autre guerre » de Leila Guerriero : rétablir une mémoire occultée 

Les Malouines ont été un enjeu de guerres mal connues en Europe. Même le nom du lieu est indéterminé : Falklands pour les Anglais et las Malvinas en espagnol. Dans son livre, paru en 2023 aux Éditions Rivages, Leila Guerreiro mène une enquête au long cours sur les soldats argentins morts et abandonnés sur le champ de bataille puis dans un cimetière solitaire de l’île, sous une croix blanche ayant pour épitaphe : “Soldat argentin de Dieu seul connu”. 

Photo : Ed. Rivages

La guerre des Malouines est déclenchée le 2 avril 1982 avec le débarquement de l’armée argentine. Elle s‘est terminée le 14 juin 1982 par une victoire du Royaume-Uni qui maintient sa souveraineté sur ces territoires lointains de l’Atlantique sud. Cette guerre éclair de soixante-quatorze jours a tué au total six cent quarante-neuf soldats et officiers argentins. L’armée anglaise a souffert deux cent quarante-cinq pertes.

C’est un officier anglais de 32 ans, Geoffrey Cardozo, envoyé par le gouvernement britannique sur les Îles Malouines en novembre 1982, juste après la guerre, qui a fait la découverte « des corps de centaines de combattants argentins encore dispersés sur le champ de bataille ». L’État argentin n’a jamais annoncé officiellement la mort de ceux des siens qui ne sont pas revenus. Le mot « disparus” est banni car il évoque les “disparus” de la dictature. Le mot “rapatriement”, utilisé par les Britanniques, est rejeté par le gouvernement argentin qui considère le territoire îlien comme sien. Même le mot “identification” est un sujet de controverses. Une chose est sûre : le cimetière inauguré le 19 février 1983, presque toujours désert, longtemps ignoré des Argentins, devient le symbole de l’argentinité des Malouines car un cimetière de guerre a bien été aménagé par les Anglais, “par humanité”, dans l’Isthme de Darwin.

Geoffroy Cardozo a rassemblé deux cent trente corps mais cent vingt-deux d’entre eux sont restés muets malgré le travail funéraire scrupuleux qu’il a mené en relation avec la Croix Rouge internationale à qui un rapport détaillé a été remis, comme au gouvernement de l’Argentine revenue à la démocratie en 1983. Jusqu’en 2008, le rapport de Geoffrey Cardozo est passé sous silence par les gouvernements argentins successifs. La guerre déclenchée par le lieutenant général Leopoldo Galtieri et la défaite de l’Argentine ont été fatales au dictateur argentin mais pas à l’orgueil nationaliste.

Le récit de Leila Guerriero ne raconte pas la guerre mais son histoire occultée, en se plaçant du côté des victimes anonymes et de leurs familles dispersées dans diverses provinces du pays. Elle raconte aussi la mise en place de « l’Équipe argentine d’anthropologie médico-légale (EAAF) » chargée initialement d’appliquer ses méthodes aux crimes d’État et aux violations des droits de l’homme. Par un étrange paradoxe, cette équipe est aujourd’hui installée dans un bâtiment militaire où fonctionnaient clandestinement les détentions et les tortures exercées par les agents de la dictature. Le récit de la journaliste dévoile, chemin faisant, les ombres et les silences du régime militaire et des gouvernements démocratiques qui lui ont succédé. L’orgueil national blessé a longtemps empêché l’identification des victimes par les méthodes de l’EAAF et, aujourd’hui encore ,la blessure reste sensible.

Leila Guerreiro nous raconte au plus près des familles privées de deuil une histoire souterraine, une histoire sans paroles. Au fil des décennies, bien après la guerre des Malouines, l’Équipe d’anthropologie médico-légale donnera une identité aux anonymes du champ de bataille mais aussi à leurs familles. « Tu rends sa dignité au mort, mais aussi au vivant » dit à la journaliste un membre de l’Équipe.

L’auteure fait ce qu’on appelle aujourd’hui du “journalisme narratif”. Ses travaux sont internationalement reconnus par les lecteurs de la presse latino-américaine et espagnole qui publient ses enquêtes , ses portraits et ses chroniques[1].

Le talent de Leila Guerreiro  réside dans un regard sans œillères sur des situations enfouies ou qui affleurent à peine dans les médias. Elle a l’humilité de s’effacer pour restituer toute leur place aux dires de gens ordinaires ou extraordinaires et elle a toujours le souci de les resituer dans leur contexte, avec les dates, les lieux et les noms des protagonistes. Elle n’avance pas avec une thèse, une démonstration ou une explication préétablie avant l’enquête. Elle réserve peu de place aux commentaires. En bref, elle fait un journalisme que les chaînes d’information en continu ont réduit à la portion congrue et que les réseaux sociaux sont en train de miner bruyamment et parfois violemment. Elle prend le temps de le faire, sans pathos, avec un souci d’exactitude et d’objectivité remarquables. Elle va jusqu’à éviter toute emphase dans l’expression qui serait susceptible de faire écran à la réalité ou de la mettre, elle, trop en avant, ce qu’elle ne s’était pas refusé de faire -et avec talent- dans le précédent livre traduit[2]. Face aux tragédies que vivent les familles, l’émotion n’est pas sollicitée et les comportements scandaleux de certains protagonistes ne sont pas l’occasion de dénonciations bruyantes. Au lecteur de faire son chemin et son opinion au fil d’une narration tendue, au style rêche.  

L’enquête de Leila Guerreiro dévoile comme incidemment des pans de la mémoire de l’Argentine des cinquante dernières années. Cette histoire, elle l’évoque par exemple dans les locaux de l’Équipe d’anthropologie médico-légale où sont conservés « les restes non encore identifiés des disparus pendant la dictature” et les ossements des combattants de la guerre des Malouines.

Les textes de Leila Guerreiro prennent place dans la liste des chroniques exemplaires, attachées à l’observation patiente du réel et à sa complexité. Avec L’autre guerre, elle n’en est pas à un coup d’essai.  Toutefois, on peut se demander si la consécration de ses articles par des prix prestigieux dans la catégorie du Nouveau Journalisme[3] n’est pas un sujet de préoccupation pour le journalisme ordinaire dont les valeurs cardinales sont mises à rude épreuve par les flux, les bavardages et l’immédiateté. Leila Guerreiro sera à Paris et à Lyon du 9 au 13 mai .

                                                                                                                                            Maurice NAHORY

L’autre guerre, une histoire du cimetière argentin des Malouines de Leila Guerreiro, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laïra Muchnik, Éditions Rivages, Paris, 2023, 187 p., 19 €.


[1]     Dans la postface, Leila Guerreiro raconte son parcours de La Nación de Buenos Aires à El Pais Semanal à Madrid. Ses travaux paraissent dans divers médias comme  Rolling Stone (Argentine)  Vanity Fair Espagne); El Malpensante y SoHo (Colombia);El Mercurio (Chili). Elle est éditrice  pour l’Amérique latine de la revue mexicaine Gatopardo.

[2]     Son premier texte, Les suicidés du bout du monde, paru en 2005 en Argentine, est paru aux Éditions Rivages en 2021 pour la traduction française et vient de sortir en  édition de poche chez Payot & Rivages (2023).

[3]     Les articles « Les suicidés du bout du monde » primés en 2019 par la Fondation Nouveau Journalisme ibéro-américain, Fondation Gabo, du nom de l’écrivain colombien Gabriel García Márquez, Prix Nobel de littérature 1982.