Le 5 février 2023, les citoyens équatoriens avaient à voter, entre autres élections, pour un référendum qui proposait un amendement à la Constitution de 2008, adoptée durant le mandat de Rafael Correa (janvier 2007 – mai 2017). Le référendum portait entre-autres sur les revenus que les communautés indigènes peuvent tirer de leur environnement par le biais des services écosystémiques.
Photo : BBC
Le référendum proposé par l’actuel président Guillermo Lasso, approuvé par la Cour Constitutionnelle, comportait huit questions sur trois problématiques : le crime organisé source de violence, de corruption et d’insécurité , le remaniement des institutions législatives et judiciaires et les revenus que les communautés indigènes peuvent tirer de leur environnement par le biais des services écosystémiques.
Sur ce dernier point, la question huit demandait aux citoyens équatoriens s’ils étaient d’accord « pour que les personnes, les communautés, les peuples et les nationalités puissent bénéficier d’une compensation pour leur soutien à la production de services environnementaux », tout en précisant que c’était l’État qui, « en sa qualité d’administrateur des services environnementaux », devait être chargé de définir, de réglementer et d’appliquer ce mécanisme de compensation financière. Les résultats, publiés dans le journal El Comercio de Quito le 7 février 2023, donnent sur cette question une victoire du non à 55,8 %.
Cette proposition d’amendement ne se limitait pas à une problématique environnementale un peu technique, comme on peut le lire dans de nombreux articles de presse équatoriens. Elle posait la question de ce que la société doit aux populations autochtones qui protègent l’environnement naturel dans lequel elles vivent et des revenus qu’elles peuvent en tirer pour leur bien-être.
Pour bien comprendre les enjeux économiques et politiques de ce débat, nous avons interviewé Manuel Morales Feijóo, avocat en droit environnemental, Directeur de la Corporation de Gestion et du Droit Environnemental ECOLEX – Ecuador et fondateur de Línea Verde, plateforme qui a comme objectif d’apporter un conseil juridique aux communautés rurales et autochtones. Cet interview a été réalisé le 28 janvier 2023, avant le scrutin.
Dr. Morales, pouvez-vous nous expliquer le contexte de cette proposition d’amendement ?
Rappelons d’abord que les services environnementaux (aussi appelés services écosystémiques) désignent toutes les fonctions d’un environnement naturel, non transformé, qui bénéficient aux humains, par exemple en rendant le sol fertile, en fournissant des aliments, en épurant l’eau, en contribuant à réguler le climat, en permettant la pollinisation des cultures, etc.
L’article 74 de la Constitution de la République de l’Équateur établit fondamentalement qu’aucun particulier, aucune communauté qui est par exemple propriétaire d’une forêt tropicale, ne peut s’en s’approprier les services, seul l’État peut superviser et décider de cette question. Pourquoi la loi dit-elle « s’approprier » ? Parce qu’aujourd’hui il existe ce que l’on appelle un marché du carbone, qui est un mécanisme par lequel les pays peuvent acheter ou financer des projets de conservation d’espaces naturels. La séquestration du carbone que l’on parvient à maintenir grâce à l’existence des forêts tropicales naturelles, c’est donc quelque chose qui peut être commercialisé sur le marché boursier ou sur le marché de carbone. Il y a par exemple des formules pour calculer à combien de tonnes de carbone équivaut la protection d’un hectare de forêt.
Qui achète ces « bons carbone » ?
Ce sont des entreprises des pays du nord, principalement, qui ont un mauvais bilan carbone et qui ont des limites à respecter en fonction du fait que chaque pays s’est engagé à réduire ses émissions de carbone. Les pays, pour respecter les objectifs annuels qu’ils se sont fixés, demandent à leurs entreprises de réduire leurs émissions. Celles qui ne veulent pas le faire, ou qui ne le font pas suffisamment, financent des programmes de conservation de forêts dans d’autres pays, surtout dans le sud, pour que la préservation de ces forêts et l’équivalent carbone que cela représente, soit comptée dans leur bilan. Il s’agit donc du mécanisme par lequel tous les pays qui possèdent des forêts, principalement dans le Sud, en Afrique, en Amérique latine et en Asie, reçoivent des fonds pour la conservation de ces forêts et du carbone qu’elles séquestrent. Et il y aussi des politiques européennes, comme la récente directive de l’Union Européenne, qui entrera en vigueur cette année, qui interdit l’entrée dans l’UE de tout produit biologique qui génère ou a généré de la déforestation dans le pays d’origine.
Dans le cas de l’Équateur, ce financement international ne peut pas parvenir directement aux personnes physiques propriétaires des forêts, l’intermédiaire de l’État est obligatoire, car selon l’article de la Constitution dont nous parlons, une personne privée ne peut pas négocier les services écosystémiques si ce n’est par le biais de l’État. Par conséquent, il doit toujours y avoir une relation tripartite dans tout projet de cette nature, entre l’État, la partie privée (par exemple une communauté autochtone) et le financeur potentiel. Il en résulte qu’en Équateur il n’existe pratiquement pas de projets de ce type.
C’est donc ce schéma que le référendum voulait modifier, en permettant à des personnes physiques de négocier directement avec des tiers intéressés à promouvoir des services écosystémiques en Équateur.
D’où viennent les oppositions à cet amendement ?
L’opinion en Équateur est divisée. Il y a deux grandes tendances. D’un côté, les gens qui sont opposés au capitalisme comme système économique et qui ne sont pas favorables à ce que des services produits par la nature soit valorisés financièrement pour être vendus comme n’importe quelle marchandise, ou placés en bourse, etc. C’est quelque chose qui ne leur convient pas, qui leur paraît contraire à des principes éthiques. Par conséquent, à mon avis cette partie de la population va voter non.
De l’autre côté, il y a un secteur de la population qui pense qu’il s’agit d’une formule grâce à laquelle des ressources économiques pourraient mobiliser en faveur des communautés, parce que beaucoup d’entre elles sont vraiment pauvres, que ce soit des communautés autochtones ou des communautés afro-équatoriennes qui pourraient recevoir de l’argent directement grâce à ce type de mécanisme. C’est impossible actuellement, parce cela doit se faire par l’intermédiaire de l’État et celui-ci a ses difficultés, ses complications et ses lenteurs. Voilà ce qui se passe en Équateur.
Pouvez-vous nous donner des exemples précis ?
Récemment, la communauté huaorani de l’Amazonie équatorienne a reçu une proposition d’un fonds international pour financer ses services écosystémiques par le biais d’une commercialisation en bourse, grâce à laquelle elle recevrait chaque année une somme d’argent assez importante ; mais cela n’a pas été possible parce qu’elle devait passer par tout ce système dans lequel le fonds international devait d’abord négocier avec l’État, puis avec les Huaoranis, etc. Le projet est donc paralysé. À l’inverse, on sait que dans d’autres pays où la commercialisation des services écosystémiques a été libéralisée, on a des exemples très négatifs, dans le sens où plusieurs personnes physiques ont pu engager la même forêt auprès de plusieurs acheteurs de bons carbone, sans qu’il y ait eu un contrôle sur ces transactions.
Le point qui me paraît le plus important dans ce débat, c’est que la conservation de la forêt tropicale, le fait qu’elle reste intacte, qu’elle soit un patrimoine de toute l’humanité sur le long terme, doit générer des revenus pour les gens qui l’habitent, la respectent et la protègent. Il n’est pas possible que des communautés vivent dans la pauvreté au milieu de millions d’hectares de forêts bien préservées. Autrement dit, si la conservation ne génère pas de revenus pour les communautés, la forêt disparaîtra sûrement tôt ou tard, car les gens verront qu’en coupant les arbres, ils pourront tirer des revenus immédiats de la vente du bois, puis de l’exploitation d’espèces commerciales comme le palmier à huile.
Il ne reste aujourd’hui en Équateur que le quart environ de ce qui existait autrefois, il est donc important de la conserver, et pour cela, il faut générer des revenus pour ses habitants, même s’il est difficile dans des projets de cette nature de concurrencer l’agriculture en termes de revenus et encore plus de concurrencer les activités illégales comme l’exploitation minière clandestine ou le trafic de drogue.
Quelle conclusion tirez-vous de ce débat ?
Je dirai qu’au-delà des résultats de ce référendum et au-delà des positions idéologiques qui s’affrontent, l’important est que les communautés et les individus aussi (car il y a beaucoup d’individus qui possèdent de grandes étendues de terrain contenant des forêts) aient l’assurance que toute action de conservation de la forêt, que ce soit en Équateur ou partout ailleurs dans le monde, soit reconnue et récompensée par l’État et par la société. Si nous n’y parvenons pas d’une façon ou d’une autre, il sera très difficile de préserver la forêt tropicale sur le long terme.
Marlène MORET