Luiz Inacio Lula da Silva a repris ses marques présidentielles au palais de Planalto, l’Élysée brésilien, pour la troisième fois, le 1er janvier 2023. Mais cette fois-ci l’insolite et la dramatisation ont été au rendez-vous. Question d’époque, sans doute. L’alternance avec l’extrême droite en 2023 n’a pas grand-chose à voir avec celle d’il y a vingt ans, en 2003, avec le centre droit.
Photo : Prensa Brésil
L’insolite s’est imposé à Brasilia, la capitale, dès la descente de l’avenue des ministères en Rolls Royce, modèle Silver Wraith 1950. C’est la voiture des présidents depuis son achat par le président Getúlio Vargas en 1952[1]. Les services de sécurité, assurent certains médias, auraient déconseillé ce véhicule, non blindé, alors que les risques inhérents aux tensions politiques paraissaient élevés. Lula da Silva est passé outre. Il a souhaité, comme en 2003 et en 2006, utiliser cette automobile d’un autre âge, symbole de la république brésilienne. La voiture, toujours selon la presse, aurait, cela dit, été inspectée à vue d’homme et nez de chien renifleur, avant usage.
Les choses ensuite ont pris une tournure inattendue. Lula comme le veut le rituel de la prise de fonction a été reçu au siège du parlement brésilien. Réunis en Congrès, députés et sénateurs ont adoubé le nouveau chef d’État. Le document officialisant la prise de fonction devait être signé par Lula avec un stylo appartenant au pouvoir législatif, ce qu’il a refusé. Il a paraphé le document avec une « plume », cadeau d’un militant pendant sa première campagne électorale, en 1989. Perdue, il l’a retrouvée, il y a peu. Et avec elle, la promesse faite alors de signer, avec ce stylo, l’acte protocolaire d’accession à la présidence. Cet acte manqué a été « rattrapé » le 1er janvier 2023.
Le clou de cette transmission de pouvoir hors norme a été enfoncé, par l’absence du président sortant. Jair Bolsonaro, rompant avec la tradition démocratique brésilienne, a pris l’avion pour les États-Unis, la Floride, le 30 décembre. Le général Hamilton Mourão, vice-président, tout en reconnaissant la légitimité de l’alternance, a refusé de servir de doublure à Jair Bolsonaro. Les circonstances ont donc permis d’innover. L’écharpe présidentielle a été remise au président par une chiffonnière, Aline Souza, assistée d’un chef autochtone, Raoni Metuktire, d’un enfant noir, Francisco Carlos do Nascimento e Silva, du professeur Murilo de Quadros Jesus, de la cuisinière Jucimara Fausto dos Santos, du métallurgiste Wesley Viesba Rodrigues Rocha, de l’artisan Flávio Pereira, de l’influenceur en insertion sociale Ivan Vitor Dantas Pereira… et de Resistencia. Resistencia est un canidé familier du campement installé par les amis de Lula face à la prison de Curitiba où il a été détenu pendant 580 jours.
À l’insolite voulu par le nouveau président répondait une intention, celle de faire comprendre les défis du présent. Le Lula de 2023 n’est pas celui de 2003. Le Brésil d’aujourd’hui ne ressemble pas à celui de 2003. En 2023, le Brésil est un pays sinistré, a dit Lula aux députés et sénateurs. La haine et l’irresponsabilité ont dévasté la démocratie, la société, l’économie et les Brésiliens. La démonstration verbale s’est faite en deux temps.
Devant les élus, formellement mais énergiquement, Lula a martelé la nécessité de reconstruire un pays démoli par son prédécesseur, de restaurer une démocratie abîmée. L’État, a-t-il dit, doit retrouver une vérité respectueuse du droit et des libertés, ainsi que sa capacité à organiser le pays de façon rationnelle. Il faut, sans regarder dans le rétroviseur, tourner la page militaire qui vient de s’achever et renforcer l’indépendance de la justice et du Tribunal supérieur électoral. Il faut retrouver le sens des responsabilités collectives, tirer les leçons de l’abandon de la population en temps de pandémie, et appliquer la législation de protection de l’environnement et de la forêt amazonienne. Il faut apporter une aide à ceux qui entreprennent, en particulier les moyens et les plus petits. Toutes choses qui permettront au Brésil de retrouver une dignité et une image internationales, et des investisseurs étrangers. Il a plus particulièrement fait référence à la Chine, aux États-Unis et à l’Union européenne.
Face à 30 000 partisans venus l’écouter en dépit d’un soleil accablant, entre parlement et présidence, il a retrouvé ses accents de tribun. Il a, avec émotion et larmes, évoqué le retour de la misère, de la famine et de la malnutrition, signalant à son auditoire que la démocratie sociale serait en haut de son agenda. Pour remettre à niveau les aides de l’État aux plus pauvres, mais aussi en réinjectant de l’argent dans les infrastructures collectives dont les dotations ont été érodées, dans la santé, la science et la technologie, l’éducation, la sécurité publique, les transports.
Lula est aussitôt passé de la parole à l’acte. Treize décrets ont été signés, aux premières heures de sa présidence. Les uns suspendent les décrets signés par Jair Bolsonaro, facilitant l’achat d’armes par les citoyens. D’autres garantissent pour 2023 le bonus de l’aide sociale accordée par Jair Bolsonaro pendant les deux derniers mois de campagne présidentielle. Un troisième paquet vise à suspendre la privatisation de grandes entreprises : la banque publique, BNDES, le pétrolier Petrobras, les Postes, EBC (Entreprise publique de Communication). Un dernier groupe de décisions porte sur la préservation de l’environnement : la réactivation du Fonds Amazonie, la suppression de facilités accordées aux chercheurs d’or (garimpeiros) acteurs de la pollution au mercure de l’Amazonie.
Parallèlement, il a salué les 120 délégations étrangères, qui par leur présence ont validé le « retour du Brésil au monde » annoncé par Lula, alors élu, mais non en fonction, à la COP27. Les chefs d’État et de gouvernement ont été reçus en tête à tête. À savoir, les présidents allemand, angolais, argentin, bolivien, cap-verdien, chilien, colombien, équatorien, espagnol, est-timorais, guinéen (Bissau), hondurien, malien, paraguayen, portugais, surinamien, uruguayen , le vice-président chinois, le vice-président cubain, le Premier ministre péruvien, le président du parlement vénézuélien représentant Nicolás Maduro, interdit de séjour au Brésil jusqu’au 29 décembre 2022. On notera la présence concomitante de représentants russe et ukrainien.
Un bout de chemin a bien été parcouru, dès les 1er et 2 janvier. Il en reste encore beaucoup et aussi pas mal de chausse-trappes. La dette sociale est pressante et de grande ampleur. Ce qui va très vite nécessiter beaucoup d’argent et donc une réforme fiscale, alors que la conjoncture économique et financière n’a rien à voir avec celle des années 2003/2011. Les foyers de résistance sont nombreux et résilients. Ils sont sociaux, avec les agro-exportateurs et la majorité des pratiquants du protestantisme pentecôtiste. Ils sont aussi institutionnels. Le Brésil est une fédération ; beaucoup de gouverneurs, exécutifs des États, ne sont pas des amis de Lula. Le nouveau responsable de l’État de São Paulo, Tarcisio Gomes de Freitas, État le plus riche et le plus peuplé, ancien ministre de Jair Bolsonaro, a rappelé son engagement militant dans son discours de prise de fonction. Plus préoccupant, le parlement est imprévisible. L’extrême droite y est forte, davantage qu’en 2019, mais minoritaire. Les gauches sont tout aussi minoritaires, bien qu’elles soient mieux représentées. Les clefs de toute décision se trouvent dans le marais intermédiaire, appelé au Brésil, Centrão. Ce Centre n’a rien d’idéologique. Certains disent qu’il est à vendre ou davantage à louer. La gauche est fragmentée en groupes concurrents. Le rôle de la dernière épouse du président, Rosangela ou « Janja » da Silva dépasse manifestement celui de « première dame » au vu de la cérémonie du 1er janvier 2023. Présage à d’autres difficultés.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY
[1] Getulio Vargas l’a utilisée pour la première fois le jour de la fête du travail le 1er mai 1953