Le gouvernement gère ce moment de crise avec de préoccupantes démonstrations de doutes et de faiblesses. Nous avons reçu un article de Mauro Alcocer Hurtado publié par la revue Rebelión et que nous avons traduit en français grâce à Créative Commons.
Photo : Caravela
Il y a quelques mois de cela, les dirigeants de l’élite bourgeoise de Santa Cruz, le Gouverneur Luis Fernando Camacho et le président de l’ultraconservateur Comité civique, Rómulo Calvo, affirmaient, avec l’aisance de ceux qui se sentent intouchables, qu’ils étaient prêts à « répéter la formule de 2019 » ; ils faisaient référence à la conspiration séditieuse qu’ils avaient lancé il y a trois ans et qui s’acheva avec le coup d’Etat qui renversa violemment le président constitutionnel Evo Morales. Entre octobre et novembre 2022, ils ont essayé en prétextant réclamer un avancement du recensement national de la population pour 2023, d’encourager une mobilisation nationale qui a conduit à une crise de gouvernance.
Ils ont échoué. Aucune autre région de la Bolivie ne s’est associée à leur tentative. L’ampleur de leur échec s’observe par le fait qu’aujourd’hui on vit tout à fait normalement dans tout le pays, à la seule exception de la ville de Santa Cruz qui connaît une grève régionale depuis 23 jours (dite « chômage civique”) qui s’est usée tandis qu’elle était en cours. Les forces sociales qui ont tenté de mobiliser sur d’autres endroits du pays aux côtés de leurs alliés politiques (le maire de la Paz, Iván Arias, ou le maire de Tarija, Johny Tórrez) ne sont jamais parvenues à être massives. Nous avons vu comment, dans la ville de La Paz, les activistes de droite organisés par le maire Arias (ex-ministre du gouvernement de fait de Jeanine Añez) ont été neutralisés dans les rues, par la mobilisation des secteurs sociaux auto convoqués sous le drapeau de la défense du processus de change et de la démocratie. On a vu également à Cochabamba (troisième ville la plus peuplée de Bolivie, située dans le centre du pays) la faible capacité de faire appel au fasciste Camacho.
Dans la dénommée Tarifa, au sud de la Bolivie, les échauffourées des civils et de quelques universitaires de droite avec les groupes de militants du Mouvement au Socialisme (MAS) ont montré que les conditions n’étaient pas réunies pour que l’encadrement civil garantisse une grève départementale. Dans la ville de Santa Cruz (première ville par le nombre d’habitants et la plus importante de Bolivie par son activité économique, située à l’est du pays) les chefs d’entreprises commencent à se dissocier de la grève régionale qui n’est plus considérée comme “un investissement” comme l’a été le financement du coup d’État de 2019 contre le MAS, mais qui leur rapporte uniquement des pertes économiques.
Tandis que cela se passe avec la droite et son échec national, les forces sociales du terrain populaire se sont mobilisées dans plusieurs départements, la massive marche effectuée dans la ville de Cobija ayant été particulièrement remarquable (située au nord du pays, à la frontière avec le Brésil). Elle a été convoquée par la Centrale ouvrière départementale et la Confédération des syndicats (commerçants de rue.) L’ex-président Evo Morales y a participé. Il s’est passé la même chose à Santa Cruz, où il y a trois jours, un grand nombre de syndicats, et d’autres secteurs populaires sont sortis à la rue pour réclamer une hausse de l’indemnité de chômage et l’ouverture d’un procès à l’encontre de Luis Fernando Camacho ; ils ont été attaqués par les fascistes de l’Union des jeunes crucenistes (UJC) mais ils ont réussi à montrer qu’il est chaque fois plus difficile de contrôler la révolte du peuple.
Si la droite radicale a échoué et les forces du camp populaire conservent leur capacité de mobilisation, comment est-il possible que des voix s’élèvent au Parlement, pour proposer de revenir à la date de Recensement pour l’année 2023, alors que le gouvernement avait déclaré qu’elle était techniquement et opérationnellement impossible ? Les déclarations du président de la chambre des députés, Jerjes Mercado, et du député interrogé Andrés Flores – un homme qui, occupant un siège pour le MAS, a trahi Evo Morales, chef national de son parti, en réclamant sa mise en accusation, ne sont qu’une répétition du scénario du vice-président David Choquehuanca, qui en de multiples occasions s’est prononcé pour la « réconciliation » au Parlement avec Camacho, dont le parti, Creemos (nous croyons), a le troisième siège législatif, comme pour Carlos Mesa, ex-président du pays dont le parti a la second siège législatif et qui a été coauteur de ce coup d’État. Insister sur un « pacte de gouvernement possible », dans les conditions actuelles, fournit seulement une sortie de l’impasse dans laquelle s’est mise la bourgeoisie de Santa Cruz.
Le gouvernement gère ce moment de crise avec des signes inquiétants d’hésitation et de faiblesse. Pas plus tard que vendredi dernier à minuit, Luis Arce a adressé un « message au pays » annonçant sa décision d’avancer de six mois le Recensement national de la population, le fixant à mars 2024 et la redistribution des ressources économiques en septembre de la même année. Cela a été arrêté de cette façon, tel que l’a décidé il y a deux semaines, par une écrasante majorité, la « Réunion pluriannuelle pour un recensement consensuel », que le gouvernement avait convoqué et dans lequel il avait réussi à réunir plus de trois cents maires municipaux et d’autres autorités du pays.
Pourquoi Arce a-t-il tardé à prendre une décision ? Tout indique qu’à travers les discussions à l’intérieur du gouvernement, entre ceux qui souhaitent renforcer le mandat présidentiel sans céder au-delà du strict nécessaire aux civils de Santa Cruz (avancement de six mois du Recensement et redistribution des moyens économiques, le tout en 2024), et le vice-président Choquehuanca, qui insiste pour porter le débat du recensement devant le Parlement, pour approuver une loi « arrangée» avec les sièges de la droite qui continuent à exiger de l’avancer à l’année 2023. Ce retard à prendre la décision, qui avait pour but de préserver l’autorité du président Arce, a donné l’occasion aux civils de Santa Cruz d’inciter à l’« Union de la Jeunesse de Santa Cruz » de nouveaux actes de violence ; ils ont attaqué des quartiers populaires, ont assiégé des zones de commerciales et ont incendié le siège syndical paysan.
L’Union de la jeunesse Cruceñista a été qualifiée, dans un rapport d’août 2021, par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) comme « un groupe irrégulier qui doit être démantelé ». L’UJC est une organisation terroriste de droite, avec une idéologie suprématiste et ultrareligieuse, financée par la bourgeoisie qui contrôle le gouvernement de Santa Cruz. Compte tenu de sa structure et de son degré de violence criminelle, il est en passe de devenir un cas semblable celui de Los Halcones au Mexique ou de « Triple A » en Argentine dans les années 1970.
Le gouvernement de Arce a commis l’erreur de sous-estimer le danger de la violence fasciste qui est devenue la plus grande menace pour le processus démocratique en Bolivie. La Centrale Ouvrière Bolivienne et la Confédération des femmes paysannes ont exigé que le gouvernement Arce et le bureau du procureur général de l’État forment une « commission nationale des procureurs » pour enquêter sur les actes de violence raciste très graves qui se sont produits à Santa Cruz, en admettant qu’il s’agisse de crimes de terrorisme et de soulèvement armé contre l’État bolivien. Le gouvernement va continuer à ne pas démanteler et poursuivre ce groupe fasciste tandis que le président Arce s’entête à garder deux ministres : celui de la Justice Iván Lima, un homme aux idées de droite et adepte de l’Opus Dei, et celui du gouvernement, Eduardo Del Castillo, dont l’incapacité opérationnelle a été plus que démontrée. Rappelons-nous que le Movimiento al Socialismo (MAS) a exigé la destitution des deux.
Le peuple demande justice, véritable justice et cela ne peut s’acquérir qu’en obtenant la mise en accusation par la voie ordinaire de Luis Fernando Comacho et de tous les golpistes de 2019, pour le coup d’État et les massacres de Sacaba et Senkata qui ont eu lieu cette année. À présent, le gouvernement d’Arce ne peut s’exposer à la trahison d’accorder aux fascistes une forme d’amnistie : au contraire, il peut et doit les dénoncer pour les nouveaux actes de violence survenus au cours du « chômage civique » qui faisait partie de la stratégie de déstabilisation.
Traduit par Nathalie Martin