Pérou : le président Castillo coincé entre le marteau de la justice et l’enclume populaire

Annus horribilis pour Pedro Castillo. Élu président en juillet 2021, l’ancien enseignant rural est la cible des attaques de l’opposition et de la déception d’une majorité de Péruviens. Depuis samedi 5 novembre, les cris de « Démission ! Démission ! » ont sillonné les rues de Lima, la capitale d’un pays secoué par une instabilité politique chronique liée au fléau de la corruption.

Photo : RPP Press

Depuis la démission consécutive des quatre derniers présidents, la police péruvienne anti-émeutes est bien rodée dans l’exercice de ses fonctions. Cette fois, après avoir traversé le quartier historique de Lima, dont l’architecture coloniale rappelle son passé glorieux, il ne restait qu’une centaine de mètres aux manifestants pour faire éclater les portes du Parlement. Calfeutrée derrière ses boucliers en plastique, la police a tenté de disperser la foule en lançant des grenades lacrymogènes, en vain. Des rapports sur l’existence de blessés n’ont pas été publiés, mais les centaines de larmes provoquées par les nuages de gaz n’ont pas réussi à éteindre le feu de la colère contre le gouvernement.

Pedro Castillo est impliqué dans plusieurs enquêtes pour corruption. Le chaos dans les rues rappelle les violentes manifestations du 5 avril, dont le bilan fut de quatre morts. « Peru Reacts», c’est l’anglicisme qui a donné le nom à la marche organisée ce samedi 5 novembre par Lucas Ghersi, parmi d’autres réfractaires au gouvernement. « Pérou réagit », ce titre reflète bien le sentiment populaire comme la déclaration de cet avocat conservateur : « Nous voyons un gouvernement impliqué dans la corruption et le Congrès ne réagit pas », a-t-il déclaré entouré de manifestants venus des quatre coins de la ville pour réclamer un avenir digne, surtout pour leurs « enfants et petits-enfants, parce que ce gouvernement devient un enfer », car le président et son entourage « veulent faire du pays un Venezuela de plus ».

Après la démission du quatrième Premier ministre en un an – et de sept ministres de l’Intérieur –, le mécontentement a explosé également dans plusieurs villes au Pérou. Truijillo, Callao, Arequipa, Cuzco, Chiclayo ont vu leurs rues jonchées de banderoles réclamant le départ du président, selon les images diffusées par la chaîne de télévision locale Canal N. De son côté, l’opposition de droite estime qu’une destitution est toujours possible car, dans le courant du mois d’octobre, une plainte constitutionnelle contre Castillo a été déposée auprès du Congrès par Daniel Soria. Ce procureur général du Pérou avait déjà dénoncé l’ancien maître d’école devant le ministère public en décembre 2021. D’après Soria, il y a eu trafic d’influence présumé dans l’attribution de travaux routiers en Amazonie. « Prise illégale d’intérêt » selon le communiqué du procureur, qui rappelle que l’article 117 de la Constitution « n’interdit pas d’enquêter sur un président en exercice ».

Toujours le samedi 5 novembre, tandis que la foule parcourait les rues de Lima aux cris de « Castillo dehors », l’intéressé niait toute implication dans les affaires visées par la justice : « Je serai là jusqu’au dernier jour de mon mandat parce que mon peuple en a décidé ainsi », a-t-il affirmé depuis son palais présidentiel. Il se dit victime d’un complot pour le chasser du pouvoir, et il a même affirmé, le 13 octobre, que la procédure engagée par le procureur avait pour but de favoriser « un coup d’État ». Mais derrière tous ces tracas judiciaires se cache une réalité encore plus cruelle à laquelle Castillo ne peut pas faire face : son échec en matière économique et son manque de calibre politique. Sur ce point, Ricardo Burga parlait de crise nationale dès le mois de mai de cette année. Pour l’ancien membre du Congrès péruvien (2020-2021), l’actuel gouvernement a commis « une suite sans interruption d’erreurs » [1].

Outre les deux tentatives de destitution par le Parlement, M. Castillo doit répondre à un record de six enquêtes du Ministère public pour corruption présumée. En plus des affaires dans lesquelles il est cité (présumé trafic d’influence dans l’achat de carburant par l’entreprise publique Petroperu, présumée obstruction de la justice dans la destitution d’un ministre de l’Intérieur, des allégations de corruption et de collusion aggravée dans un projet de travaux publics, de trafic d’influence dans un dossier de promotion militaire), il est même soupçonné de plagiat dans sa thèse universitaire ! Concrètement, Pedro Castillo a connu de près les tentacules du fléau de la corruption : Vladimir Cerrón, secrétaire général du parti Pérou libre, que Castillo avait désigné comme colistier pour la vice-présidence, a été condamné en 2019 à quatre ans de prison.

Ce n’est qu’un exemple de la perméabilité des dirigeants péruviens. Il suffit de rappeler que tous les anciens présidents, depuis trois décennies, ont été condamnés ou mis en examen pour une corruption entretenue par une élite économique et industrielle surpuissante. Et à présent, même si un jour les soupçons qui le concernent s’avèrent sans fondements, piscis primum a capte foetet c’est le cas de l’actuel président, qui renforce dans l’opinion populaire cet adage selon lequel la classe politique est comme le poisson : elle commence à pourrir par la tête.

Eduardo UGOLINI


[1] À lire l’article posté le 27 mai 2022 : « Gouverner c’est faire croire »