Un mort et plusieurs dizaines de blessés, c’est le bilan provisoire de l’important mouvement contestataire qui secoue le pays andin depuis le 22 octobre. La cause de la grève : la temporisation d’un recensement à Santa Cruz, la région la plus prospère de la Bolivie. Objectif de la temporisation : tordre le cou aux principes démocratiques afin de préparer le terrain pour le retour de l’« indio de gauche » Evo Morales.
Photo : La Gazeta – Bolivia.
« La présidence pro tempore de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC) soutient le processus de dialogue dans l’État plurinational de Bolivie entre le gouvernement et les parties impliquées dans le recensement de la population. » Cette déclaration du gouvernement argentin, qui exerce la présidence pro tempore de la CELAC, contraste toutefois de manière dramatique avec la réalité quotidienne des habitants de Santa Cruz. Les images de rue transmises par les télévisions locales font état d’une véritable bataille rangée : des bâtons, des bombes artisanales et des nuages de gaz lacrymogènes opposent les forces de l’ordre à des milliers de manifestants favorables ou opposés à la décision du gouvernement de Luis Arce de décaler la date du recensement national prévu pour septembre 2023.
Des transports publics à l’arrêt, des écoles fermées, une majorité de salariés qui ne s’est pas rendue au travail. Ainsi se poursuit depuis plus d’une semaine ce processus de « dialogue » dans les rues de cette région frontalière avec le Brésil, carrefour routier et ferroviaire, moteur commercial et industriel de l’économie nationale. Santa Cruz, qui enregistre la plus importante collecte de taxes intérieures et de droits de douane, génère 26 % des exportations mondiales, dont 70 % des agro-exportations, et produit plus de 70 % de l’alimentation du pays. Or cette sorte de Catalogne bolivienne est dirigée par un gouvernement de droite. C’est là, dans cette opposition au gouvernement que réside le point de discorde qui a entraîné une sanglante escalade de violence et la mort de Julio Pablo Taborga.
Ce travailleur de la Mairie de Puerto Quijarro, près de la frontière brésilienne, faisait partie d’un groupe de riverains opposés au blocage d’un pont gardé par une escouade de partisans de la grève. « Ils sont arrivés avec des bombes artisanales, avec des bâtons […] et à un moment donné mon mari a été battu avec des bâtons par plusieurs personnes », a déclaré la veuve de la victime à la chaîne de télévision d’État. Sur le plan international, l’ONU a « exhorté les acteurs politiques et sociaux à éviter les scénarios de violence et de confrontation », tandis que l’Union européenne a incité naïvement les Boliviens « à trouver des scénarios de retrouvailles ». De son côté, le président Arce, membre du Mouvement vers le socialisme (MAS) et ex-ministre de l’économie sous la présidence d’Evo Morales a regretté « la perte irréparable d’une vie humaine » tout en espérant qu’une commission d’enquête aboutira à « sanctionner les responsables ». Selon certains analystes, le mouvement de contestation pourrait atteindre d’autres départements de la région; c’est la raison pour laquelle le site France Diplomatie recommande de « se tenir informé sur l’évolution de la situation avant tout voyage en Bolivie ou tout déplacement à l’intérieur du pays ».
Tout a commencé le samedi 22 octobre, lorsque le Comité Impulsor del Censo 2023 (« Comité promoteur du recensement ») et le Comité Cívico de Santa Cruz, parmi d’autres organisations, décrétèrent la grève afin d’exiger la réalisation du recensement national à la date prévue de septembre 2023. Le gouvernement Arce avait annoncé auparavant, que celui-ci aurait lieu en 2024, invoquant le manque des conditions idoines – défaillances techniques et logistiques – pour réaliser le dénombrement détaillé des habitants du pays, comme conséquence de la pandémie de Covid-19. Mais pour les organiseurs de la grève, cette excuse n’est pas acceptable.
Selon les dernières statistiques (15 juillet 2022), il y a eu 953 000 cas de contamination et environ 22 000 décès recensés dans le pays. Pour l’opposition, eu égard d‘une population de douze millions d’habitants, ces chiffres n’ont que peu d’influence sur le fonctionnement des institutions. La véritable raison de cette temporisation semble donc se trouver dans les intérêts des dirigeants du MAS, en particulier ceux de l’ex-président déchu Evo Morales. Dans cette optique, si le recensement a lieu en 2024 les résultats ne seront pas connus avant les élections de 2025 que Morales pense remporter. Cette situation rappelle le scrutin qui le donnait gagnant en 2019 : d’après le nombre des voix, il y avait plus d’électeurs que d’habitants en Bolivie !
L’affaire remonte à 2009, lorsqu’une commission de Vénézuéliens fut chargée de l’inscription des nouveaux électeurs. En une dizaine de jours, ils réussirent l’exploit d’augmenter le nombre d’électeurs de 1 200 000 personnes. Voilà la raison présumée pour laquelle le gouvernement Arce s’oppose à la réalisation d’un recensement national avant 2024, car il devrait prouver pourquoi il y a plus d’électeurs que d’habitants. Ce système de fraude expliquerait que le MAS ait frôlé la majorité absolue aux élections de 2019 et que l’actuel président ait obtenu 50 % des voix en 2020.
À présent, au lieu de tenter de consolider les bases démocratiques, de conforter l’unité du pays, voire de susciter les retrouvailles souhaitées par l’Union européenne, Luis Arce semble toutefois refuser de céder à la rue. Il réprime férocement le mécontentement populaire dans le « même style des dictatures de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua », dénonce le journaliste bolivien Humberto Vacaflor Ganam. Et les dernières mesures prises par le gouvernement tentent de juguler la grève tout en s’appropriant les entreprisses privées. Comme le rapporte Hernan Hinojosa, député du parti au pouvoir, un projet de loi est en cours afin d’exproprier toutes les entreprises privées de Santa Cruz, et en priorité celles qui soutiennent la protestation. D’après les dernières informations, le président a ordonné également la coupure de l’approvisionnement en gaz naturel du parc industriel et il a arrêté l’arrivée de carburant de la raffinerie de Palmasol (le sous-sol de la région de Santa Cruz abrite les plus importants gisements de pétrole du pays). Toutefois, samedi dernier il a donné son accord à une équipe technique afin d’établir la date du recensement. Une mesure fortement critiquée par Evo Morales.
Dans ce panorama sociopolitique de haute tension, le peuple bolivien se trouve tiraillé par l’ivresse du pouvoir à laquelle Luis Arce et l’ancien syndicaliste défenseur des cultivateurs de coca, Evo Morales, ont succombé. Pour ce qui est de ce dernier, il se croit victime de ses origines : « Notre tort est d’être indio et de gauche », a-t-il affirmé dans son discours de démission en 2019. Les premières années de son double mandat (2006-2019) permettaient d’envisager un changement salutaire, surtout en ce qui concerne le programme d’intégration des populations autochtones et des couches les plus défavorisées d’une société dite « plurinationale ». Mais à force de manipuler les règles de la démocratie, « une constante sous le gouvernement Morales » selon le journal péruvien El Comercio (11 novembre 2019), son échec a été à la mesure des expectatives que sa première présidence avait générées.
Sur ce point, il faut rappeler qu’en 2016 il avait perdu le referendum sur une proposition de reforme constitutionnelle qui lui aurait permis de briguer un quatrième mandat consécutif, à l’instar du régime totalitaire instauré par Daniel Ortega au Nicaragua. Or, en 2017 le Tribunal constitutionnel (contrôlé par son parti !) l’autorisait à se présenter indéfiniment à la présidentielle, justifiant cette décision par le fait qu’une limitation portait atteinte à ses droits humains… De retour en Bolivie après son exil forcé par ce que ces partisans considèrent comme un coup d’État, Morales n’a qu’une seule idée en tête : reprendre les rênes du pays en 2025. Dans ce contexte d’incertitude, et face aux rapports qui laissent présager des irrégularités lors des prochains scrutins, dans les communautés indigènes, les Boliviens croyants, attachés encore aux valeurs ancestrales, invoquent la Pachamama, déesse de la terre et symbole de fécondité, pour les aider à surmonter cette période de crise qui menace de durer.
Eduardo UGOLINI