Après des décennies d’une Constitution datant de l’époque de la dictature qui a réduit de façon drastique les droits des travailleurs, des femmes et de bien d’autres, une nouvelle Constitution est en cours d’élaboration au Chili. Le projet ouvre la voie à des droits syndicaux du travail, à des soins de santé publics et à bien d’autres choses encore.
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La première étape vers une nouvelle Constitution au Chili est maintenant terminée. Le projet de la nouvelle Magna Carta a été officiellement remis le 16 mai, ouvrant la voie à des changements majeurs dans la société chilienne, notamment dans les domaines des droits sociaux, de la parité femmes-hommes dans la participation politique et de la reconnaissance constitutionnelle des peuples autochtones. En termes de droits sociaux, la nouvelle constitution reconnaît les revendications qui ont été la bannière des luttes des organisations populaires depuis la contre-révolution néolibérale d’Augusto Pinochet dans les années 1970. Elle garantit l’accès à la santé, au logement, à l’éducation, à des retraites décentes, à une éducation non sexiste et au droit à l’avortement, le tout regroupé dans le cadre d’un « État social et démocratique » qui se reconnaît comme plurinational, interculturel et écologique.
Pablo Abufom de Jacobin Amérique latine s’est entretenu avec Karina Nohales quant à tous les changements auxquels on peut s’attendre avec la nouvelle Constitution. Nohales, qui est également la porte-parole d’Alondra Carrillo, membre de la Convention constitutionnelle chilienne, a analysé la pertinence des normes nouvellement approuvées, en particulier celles liées au travail et aux droits du travail, et a expliqué les défis que cette nouvelle période constitutionnelle pose à la classe ouvrière au Chili.
L’une des étapes les plus importantes de la Convention constitutionnelle a été l’approbation d’une série de droits sociaux, pour lesquelles nombre d’organisations populaires s’étaient battues pendant des décennies. Il s’agit notamment d’un ensemble de droits du travail qui étaient attendus depuis la fin de la dictature. À votre avis, quels sont les plus importants ?
Karina Nohales : Tout d’abord, il faut souligner la dimension féministe évidente des nouveaux droits du travail. Le féminisme est entré dans la Convention avec la force d’une vague de mobilisations et au milieu d’importantes discussions programmatiques, de sorte qu’il était prêt à façonner en termes constitutionnels tant la reconnaissance du travail domestique que le travail de soins. Plus précisément, le féminisme socialiste a eu une influence dans le processus visant à reconnaître que le travail domestique et de soins est un travail socialement nécessaire, qu’il est indispensable à la cohésion globale de la société et, que par conséquent, il doit être soutenu au niveau de l’état par un système complet de soins.
Cette nouvelle approche déprivatise le travail de soin, en se plaçant au-delà de ce qui avait été un féminisme plus libéral qui ne dépasse jamais les politiques de coresponsabilité entre les sexes — certes nécessaires, mais qui restent cantonnées à la sphère du foyer et de l’espace privé. Aujourd’hui, nous avons progressé en installant une véritable socialisation de ces emplois.
Il y a ensuite les règles qui relèvent de la sphère du droit du travail individuel salarié. Dans ce domaine, la constitution consacre les principes et les paramètres du droit international, notamment ceux de l’OIT (Organisation internationale du travail). Pour le Chili, il s’agit d’un progrès par rapport à ce qui existait jusqu’à présent : puisque depuis la Constitution d’Augusto Pinochet, le travail a été complètement dissocié de la sphère des droits, se limitant à consacrer que le seul droit garanti est la « liberté du travail », c’est-à-dire la prétendue liberté du travailleur de choisir son lieu de travail et la liberté des entreprises de choisir librement leurs employés. Enfin, l’une des avancées les plus pertinentes concerne les droits collectifs du travail. La nouvelle Constitution reconnaît le droit à la liberté d’association dans ses trois dimensions : syndicalisation, négociation collective et grève. En reconnaissant ces droits, la nouvelle constitution démantèle les principaux remparts juridiques stratégiques imposés par la dictature et la transition démocratique.
Tout d’abord, elle garantit le droit des travailleurs des secteurs public et privé de former des syndicats et le droit de ces organisations de fixer leurs propres revendications. Deuxièmement, elle établit la compétence exclusive des syndicats en matière de négociation collective, dans le cadre des négociations à tous niveaux décidés par les travailleurs des secteurs public et privé, et fixe comme seule limite à la négociation le fait de dénoncer les droits du travail. Troisièmement, elle garantit le droit de grève des travailleurs des secteurs public et privé, qu’ils soient syndiqués ou pas. Il est également stipulé que la loi ne peut pas interdire la grève.
Ces trois éléments représentent une révolution copernicienne par rapport à la Constitution de 1980, qui ne mentionne le mot « grève » qu’une seule fois — pour l’interdire aux travailleurs du secteur public. C’est également un changement radical par rapport à la législation actuelle, qui n’autorise la négociation collective qu’au niveau de l’entreprise, de sorte qu’elle ne peut être exercée conjointement par les travailleurs de deux ou plusieurs entreprises différentes, et qui ne reconnaît l’exercice de la grève que dans le cadre du processus « légal » de négociation collective.
Dans un pays où plus de 40 % de la main-d’œuvre formellement salariée travaille dans des petites et moyennes entreprises, et dans un pays où un processus brutal de décentralisation productive a eu lieu, ce cadre juridique a réduit la négociation collective et la grève à une obsolescence presque totale. Même là où elle existe, la réalité s’apparente plus à des négociations « pluripersonnelles » qu’à des négociations collectives. Ce qui est renforcé par l’existence de ce qu’on appelle « groupes de négociation » qui peuvent être constitués de façon temporaire au sein des entreprises dans le seul but de négocier des conditions de travail communes — une pratique antisyndicale extrêmement néfaste qui est légale au Chili.
Avec l’appropriation des syndicats de la négociation collective, la nouvelle Constitution mettra fin à une pratique qui permet aux entreprises de maintenir au sein d’une même unité de travail des groupes de travailleurs soumis à des conditions de travail différenciées. Autre excellente nouvelle : non seulement les employés du secteur public ne seront plus interdits de grève, mais ils bénéficieront de tous les droits collectifs. Ce qui est surprenant, c’est que ces avancées ont été formalisées par un organisme qui n’est pas directement lié au monde syndical organisé. Je pense que cela doit nous amener à nous demander ce qui a rendu cela possible.
Il serait intéressant de discuter plus avant de cette question. Quelles autres normes associées aux luttes syndicales ou aux luttes des travailleurs non syndiqués ont-elles été adoptées ?
Deux autres normes méritent d’être soulignées. D’une part, le droit des travailleurs à participer, par le biais de leurs organisations syndicales, aux décisions de l’entreprise est garanti. La manière dont cette participation doit être mise en œuvre fait l’objet du cadre juridique et, sans aucun doute, cela augure de débats intéressants dans un avenir proche.
D’autre part, inséparable de la question du travail, c’est le droit à la sécurité sociale qui serait garanti. La nouvelle loi aurait plusieurs caractéristiques remarquables. Premièrement, elle stipule que c’est à l’État de définir une politique de sécurité sociale sur la base de principes tels que la solidarité, le partage équitable et l’universalité. Deuxièmement, elle rend obligatoire la création d’un système public de sécurité sociale qui couvrira des risques éventuels divers. Troisièmement, elle précise que le système sera financé par les cotisations obligatoires des travailleurs et des employeurs et par les recettes nationales, de plus que cet argent ne pourra pas être utilisé à d’autres fins que le paiement des prestations. Enfin, les organisations syndicales auront le droit de participer à la gestion du système public de Sécurité sociale.
Toutes ces caractéristiques représentent une rupture absolue avec le système de capitalisation individuelle qui existe aujourd’hui, un système géré exclusivement par des entreprises privées (les Administrateurs de Fonds de Pension, AFP) et financé par les cotisations des travailleurs (l’employeur ne contribue pas). Cet argent est investi dans des actions en bourse par l’AFP, ce qui génère des pertes irrécupérables. En 2008, pour donner suite à la crise des subprimes, près de 40 % de l’épargne retraite des travailleurs chiliens a été perdue. Dans la mesure où l’AFP n’est pas destinée à payer les retraites, elle offre un revenu misérable à la fin de la vie active.
En ce qui concerne ces nouvelles règles constitutionnelles, quelles sont leurs implications concernant la reconnaissance du travail domestique et de soins ?
Dans tous les domaines où les droits sociaux sont reconnus et garantis, il y a une dimension législative par laquelle les termes de la constitution revêtent une véritable base légale. L’un des moyens d’y parvenir, comme le prévoit la Constitution, est la possibilité de déposer un projet émanant d’une initiative populaire. L’une des premières tâches consistera à élaborer une Loi d’initiative populaire qui expliquera en quoi consiste ce système intégral de soins. Comment fonctionne-t-il ? Comment est-il financé ? Quels sont ses aspects communautaires ? La réponse à ces questions obligera les branches très diverses du mouvement féministe à construire une position et à présenter une proposition qui mettra en marche l’imagination politique, parce que ce type de système — qu’on voit dans d’autres pays — n’a jamais existé au Chili.
C’est une dimension sur laquelle je suis optimiste car le mouvement féministe (ainsi nommé, au singulier, dans toute sa diversité) a été le seul secteur capable de construire et de présenter de manière unitaire un ensemble d’initiatives populaires à la Convention constitutionnelle — contrairement à ce qu’il s’est passé dans les domaines de la santé, de l’éducation, du travail ou de la sécurité sociale, où les initiatives populaires étaient en concurrence. Dans le cas des droits sexuels et reproductifs, du droit à une vie sans violence et de l’éducation non sexiste, nous avions des propositions de normes unifiées pour les lois que nous souhaitions. En ce sens, l’expérience de la Convention a été très importante pour préfigurer cette dimension de la tâche politique à accomplir.
Il reste également un travail à faire pour expliquer au public ce que signifie une perspective de socialisation de ces emplois, parce qu’il s’agit de concepts largement étrangers pour la population générale. De plus, ils sont complètement inconnus de nombreuses femmes des secteurs marginaux et intermédiaires, où toute la notion de double journée de travail — dont on nous dit que la moitié relève de l’amour et non de travail non rémunéré — est encore en marge des concepts de coresponsabilité entre les sexes. Par exemple, le travail de soins est encadré par des revendications telles que la demande de crèches financées par les employeurs, ce qui implique également la monétarisation comme moyen de soutenir ce type de travail. Je pense donc que cela ouvre un défi plus grand et à plus long terme qui implique des horizons politiques plus lointains. Je ne sais pas non plus dans quelle mesure nous pourrons maintenir cette unité transversale des féministes sur cette question, car historiquement, le féminisme a adopté des lectures très différentes sur la question gérer la question du travail de soin.
Dans le même ordre d’idées, nous assistons à quelque chose d’inédit, à savoir un gouvernement qui se dit féministe : des cadres politiques issus du mouvement féministe organisé occupent des postes importants dans le gouvernement de Gabriel Boric.
Comment voyez-vous l’évolution de certains de ces débats féministes auxquels vous avez fait allusion plus tôt, en particulier entre le mouvement féministe et ses homologues au sein du gouvernement ? Devons-nous nous attendre à une polarisation plus forte ou, peut-être, verrons-nous ces mesures radicales être réalisées de manière plus rapide qu’elles ne le feraient autrement ? Si la question est de savoir s’il sera plus facile ou plus difficile de faire avancer un projet féministe avec des féministes au pouvoir, je dirais les deux. Plus facile, parce que l’existence d’un système de prise en charge de soins complets fait partie du programme du gouvernement actuel. Mais en même temps, il n’est pas facile d’être aux commandes d’un gouvernement qui doit gérer un budget fiscal dont les ressources sont limitées. Ce n’est pas la même chose que d’être à l’extérieur, lorsque l’enjeu se limite à exiger des choses de l’État. Ce sera donc à la fois plus facile et plus difficile.
L’un des problèmes que vous avez signalés tout à l’heure est lié à la fragmentation de l’organisation du travail, qui trouve son fondement dans la fragmentation même de la production au Chili : une multiplicité de petites et moyennes entreprises commerciales, ou de sociétés prestataires de services et de filières annexes, principalement dans l’agriculture, la sylviculture et les mines. Cette situation est renforcée par une législation qui fragmente l’organisation du travail en désignant les groupes de négociation, en créant des syndicats multiples dans une même entreprise, etc. Selon vous, quelles seront les implications des normes relatives à la négociation collective de la nouvelle constitution ? Quels défis ce changement posera-t-il au mouvement syndical ?
En réalité, au Chili, il n’y a jamais eu de syndicalisme fort, bien qu’il y ait ce mythe qui voudrait qu’avant le coup d’État de 1973, il y eût un mouvement syndical radieux. Bien sûr, il est vrai que les dix-sept années de dictature ont écrasé le mouvement syndical avec brutalité, ce qui a entraîné un recul historique irréversible dans bien des domaines, mais cela ne signifie pas que le mouvement syndical organisé ait eu la même ampleur que celle qui lui est parfois attribuée. Dans le même ordre d’idées, c’est la raison pour laquelle il est si important de considérer ces processus non pas comme un retour au passé, ce qui est le souhait d’une certaine Gauche : un passé vertueux qui nous aurait violemment été arraché et qui ne pourrait être revendiqué que maintenant. La finalité devrait toujours être de construire une alternative pour le futur, beaucoup plus puissante que dans le passé.
Les différents courants du féminisme ont été particulièrement convaincants en disant : « il ne s’agit pas de revenir à notre ancien système ». Pour des féministes, c’est normal : il suffit de voir où nous étions pendant tous ces processus. Le monde syndical a toujours été faible au Chili parce qu’il a toujours été étroitement lié au système de production, et il n’y a jamais eu de négociations ou de syndicalisation par branches de production. Il y en a cependant eu quelques cas, mais ils étaient clairement l’exception à la structure qui existe encore aujourd’hui : une chaîne absolument pyramidale qui reproduit des tendances bureaucratiques. Et donc, le taux de syndicalisation n’a jamais été très élevé au Chili. Il y a eu un moment assez exceptionnel lorsque la loi sur la syndicalisation des paysans a été adoptée en 1967. Il y a bien eu un bond en avant, puisque la paysannerie pouvait se syndiquer, et puis le phénomène a atteint son point culminant en 1972, du temps du gouvernement d’Unité populaire.
Ce que je veux dire, c’est que la nouvelle Constitution permet donc des formes et des niveaux de négociation syndicale sans précédent, et non un retour au passé. Ce qui est étrange, c’est que cela se passe maintenant, sur un terreau plutôt stérile pour le syndicalisme et dans le cadre des anciennes structures syndicales de la transition démocratique, qui était caractérisée par deux courants : l’un est celui des instruments syndicaux ad hoc des partis de la transition, dont la principale confédération syndicale, la Central Unitaria de Trabajadores y Trabajadoras (CUT)est l’expression et qui en est venue à représenter un syndicalisme de capitulation face aux politiques administratives du néolibéralisme au pouvoir.
De l’autre côté il y a les bastions d’un syndicalisme de combat issu de la tradition ouvrière de la lutte des classes. Ces secteurs n’ont pas cherché (ou pas réussi) à se constituer en tant que « courant » au sens d’une tendance politique ou idéologique particulière. À côté de cela, il y a également eu des secteurs qui ont mené une politique de luttes au travers de grandes grèves et qui ont défié les restrictions au militantisme ouvrier, mettant en échec des secteurs importants du patronat. Je pense, notamment, au syndicat des travailleurs des ports.
Dans le contexte proposé par la promulgation de la nouvelle Constitution, quel sera le défi spécifique qui attend le syndicalisme ?
Je pense en fait que les dilemmes du mouvement ouvrier sont un défi pour la classe ouvrière en général. Le mouvement ouvrier n’a jamais fait partie de la structure syndicale officielle au Chili et, en même temps, la classe ouvrière considère le travail organisé comme une entité étrangère. En d’autres termes, le défi sera de générer une politique d’unité parmi les travailleurs et les travailleuses et de saisir l’opportunité politique qui s’offre à eux, une tâche politique que personne ne peut faire en leur nom : lutter et affronter les employeurs.
Il est difficile de savoir si cela sera réalisé à partir d’une position d’indépendance de classe ou non. Je ne fais pas référence à une quelconque idéologie de type « syndicalisme rouge » — je veux simplement parler d’indépendance de classe, sans aucun compromis avec le grand capital. Cela dépendra du secteur qui prendra l’initiative, et il me semble qu’à l’heure actuelle, les mieux placés pour le faire sont les secteurs politiques qui ont une insertion importante dans le monde syndical. Malheureusement, ces groupes ont tendance à être liés à des secteurs partisans non indépendants.
L’une des surprises du résultat des élections des 15 et 16 mai 2021 a été qu’une seule dirigeante syndicale, Aurora Delgado, travailleuse de la santé et porte-parole de la Coordinadora Nacional de Trabajadores y Trabajadores NO+AFP de la ville de Valdivia, a été élue à la Convention constitutionnelle. Il y avait pourtant d’autres candidats ayant une longue carrière et des postes de premier plan, comme Bárbara Figueroa, qui venait à l’époque de quitter la présidence de la CUT, et Luis Mesina, qui a été le leader du comité de coordination NO+AFP pendant de nombreuses années. Selon vous, pour quelle raison a-t-il été jugé peu judicieux que ces dirigeants assument des tâches politiques lors de la convention ?
Il s’agit d’une question cruciale : comment se fait-il que, lors d’une élection où il y a tant de secteurs populaires qui ont effectivement démontré leur soutien à la « révolte » de 2019, le syndicalisme dans toutes ses différentes itérations — qu’il s’agisse du syndicalisme officiel de la transition ou du syndicalisme de combat — ait été considéré par les électeurs comme quelque chose d’étranger et non digne de représenter la société chilienne ?
Voilà qui nous dit beaucoup de choses : la révolte populaire de 2019 a illustré ce que la société chilienne est devenue au cours des trente dernières années de transition démocratique, et je pense que le courant principal du syndicalisme n’est pas exempt de tendances plus larges. Les directions syndicales traditionnelles — notamment aux mains des démocrates-chrétiens, du parti socialiste et même du parti communiste — apparaissent également aux yeux de la population comme étant identifiées aux partis de l’ordre et donc comme des opposants au changement de la société chilienne que le soulèvement appelait de ses vœux.
De plus, après trente ans, le syndicalisme apparaît comme une expérience étrangère pour de très larges secteurs de la classe ouvrière. Cela est dû à la structure existante du travail organisé chilien, aux niveaux d’informalité du travail ou aux structures juridiques qui permettent à une minorité de se syndiquer tout en excluant le reste, mais aussi à ce qui a été une certaine impuissance et un manque de combativité du secteur syndical lui-même.
Il n’existe aujourd’hui aucun outil qui pourrait rassembler les travailleurs informels, les travailleurs migrants, les travailleurs non rémunérés et les secteurs sans emploi. En bref, nous n’avons pas de courant syndical qui a délibérément entrepris de générer une politique d’unité de la classe ouvrière autour du problème du travail. Et il ne s’agit pas là d’un problème singulier, c’est l’unité de ces problèmes qui doit être globale au regard des différentes réalités de la classe ouvrière. Il est vrai qu’il existe des secteurs syndicaux militants, mais même ceux-ci mettent en avant une vision des syndicats qui reflète très majoritairement leur base : des hommes, formellement salariés et organisés en syndicats. Mais alors se pose la question : quel pourcentage de la classe ouvrière au sens large du mot est-elle aujourd’hui masculine, formellement salariée et syndiquée ? C’est la minorité.
Il y a ceux qui prétendent que cette appartenance organique de la classe ouvrière est détenue par ces secteurs, même si des mouvements sociaux dotés d’un pouvoir bien supérieur à celui des syndicats ont émergé. Les mouvements sociaux avancent des revendications qui auraient été les principaux slogans des syndicats il y a de cela cent ans. Le fait que la fin du plan de travail de José Piñera (frère de l’ancien président) et de Pinochet ait été obtenue sans qu’il y ait pratiquement la moindre présence syndicale au sein de la Convention devrait vraiment interroger. Ce résultat a été obtenu par un organe dans lequel les travailleurs se sont autoreprésentés, un organe qui sans aucun représentant de la classe syndicale a fait sienne la revendication ouvrière. C’est la classe ouvrière elle-même qui a réussi à satisfaire cette revendication et, au fond, c’est une bonne nouvelle.
Pour conclure, je pense qu’il est important de souligner que, dans un catalogue des nouveaux droits, la Constitution consacre toute une série de droits sociaux pour lesquels on s’est battus pendant des décennies. À l’exception de la reconnaissance du travail domestique et de soins non rémunérés, une demande relativement nouvelle, du moins sous la forme dans laquelle elle a été approuvée [en tant que proposition de système public de soins]. Que pensez-vous de cette situation ? La nouvelle constitution pourrait-elle être considérée comme une « mise à jour » de la conception que le public se fait de la composition de la classe ouvrière chilienne ?
Oui, en partie. En d’autres termes, il est impossible qu’un organe composé de 154 personnes puisse exprimer pleinement ce que souhaite cette population. Mais il y a deux secteurs qui ont été élus à la convention par un vote populaire écrasant : les secteurs qui se sont organisés autour des luttes féministes, et les secteurs qui se sont organisés autour de la lutte socio-environnementale. En particulier, les secteurs qui ont soutenu les revendications et les mobilisations féministes au cours des dernières décennies se sont dotés d’un programme et d’une réflexion politique approfondie, sans parler de leur nombre qui est illustré par les mobilisations de rue. La Rencontre plurinationale de celles et ceux qui luttent a rendu ce programme possible, et c’est un atout indéniable qui était très palpable au sein de la Convention.
Mais au Chili, aujourd’hui, le féminisme est aussi entré dans le domaine du simple bon sens pour une grande partie de la population — il a une sorte d’autorité sociale, même aux yeux de ceux qui ne sont pas nécessairement des sympathisants du féminisme. Le fait que le féminisme ait réussi à avoir une telle emprise sur le sens commun et l’opinion publique a été très important pour l’avancement de sujets inédits. Il s’agit du premier processus constituant paritaire au monde, mais il a également réussi à établir une démocratie paritaire sans plafond. C’est-à-dire que tous les organes de l’État, qu’ils soient ou non élus par le peuple, doivent être composés d’au moins 50 % de femmes. Pas 50 % et 50 % — il peut s’agir de 80 % ou de 100 % de femmes.
Une autre préoccupation a été le droit à l’avortement, quelque chose que nous ne pouvions pas obtenir d’un pouvoir constitué. Très récemment, en septembre de l’année dernière, le Congrès national a rejeté la dépénalisation de l’avortement, et aujourd’hui, l’interruption volontaire de grossesse a été garantie par la Convention comme un droit fondamental. Pour y arriver, nous avons pu compter sur les votes de personnalités politiques qui ne l’auraient jamais approuvé dans le cadre du débat parlementaire, des secteurs politiques qui n’ont même pas approuvé la dépénalisation.
La force avec laquelle le féminisme a fait irruption dans la Convention est donc assez impressionnante. J’en conviens, au Chili, il n’y a jamais eu historiquement de vague de mobilisations féministes qui aurait fait de cette revendication de la socialisation du travail l’élément central de sa lutte. Mais la revendication elle-même n’est pas nouvelle. Lors de la révolution russe, un programme de socialisation du travail avait déjà été expérimenté. Cette demande était également au cœur de ce qu’on appelle la « deuxième vague » du féminisme. Au Chili, heureusement, elle a été chaleureusement accueillie par les secteurs féministes organisés qui ont pris la décision délibérée d’adopter la socialisation du travail de soins. Mais oui, cela montre non seulement que le féminisme est capable de prendre en charge son agenda historique, mais aussi qu’il a réussi à faire avancer une série de revendications sans opposition sérieuse au sein de la Convention constitutionnelle, où l’on s’attendrait à des protestations pour dire que ces revendications ne sont pas « à proprement parler féministes » et que ce sont des revendications de « la classe ouvrière en général ».
Il y a toujours des secteurs qui insistent pour situer le féminisme à un endroit particulier. Mais le pari féministe a répondu par un appel à l’orientation de la « transversalité du féminisme dans le mouvement social », qui conçoit sa propre activité comme une forme d’action politique de la classe ouvrière. Ainsi, par exemple, le droit au logement est inscrit dans la nouvelle Constitution en tant que revendication historique du mouvement des sans-abri, mais en même temps, le droit au logement inclut l’existence de refuges pour les personnes qui subissent des violences de genre.
Cette transversalité du féminisme implique non seulement de prendre en charge des revendications qui existent depuis longtemps dans les secteurs populaires. Cela signifie également d’imprégner et de repenser les aspects essentiels de chacune de ces revendications, en termes d’impact et de dimension, quand le sexe et le genre sont concernés. Parce que toutes ces politiques — et cela sera garanti dans le langage utilisé pour la nouvelle Constitution — s’adresseront spécifiquement aux femmes et aux groupes de sexe et de genre différents, inscrivant ce processus dans l’un des processus féministes les plus avancés de ces dernières décennies dans une perspective féministe délibérément trans-inclusive.
Site Les Crises
Karina Nohales est avocate spécialiste du droit du travail, membre du Comité de coordination féministe et candidate à l’Assemblée constituante au Chili. Elle collabore également à la rédaction de Jacobin America Latina.
Pablo Abufom est traducteur et titulaire d’un master en philosophie de l’Université du Chili. Il est l’éditeur de Posiciones, Revista de Debate Estratégico, membre fondateur du Centro Social y Librería Proyección et membre du collectif éditorial de Jacobin América Latina.
Nicolas Allen est collaborateur pour Jacobin et rédacteur en chef de Jacobin América Latina.