Née en 1937 à Rio de Janeiro dans une famille d’origine galicienne, Nélida Piñon est une des grandes figures de la littérature brésilienne contemporaine. Première femme à présider l’Académie brésilienne des lettres, elle fut aussi, en 1995, la première autrice de langue portugaise à recevoir le prix Juan Rulfo. Son dernier livre en français vient de paraître où elle propose un ouvrage original et dense peignant à travers la fiction l’histoire du Portugal et du Brésil.
Photo : Editions des Femmes
Mateus, le narrateur âgé, revient sur son enfance, vers 1860, dans un village perdu à l’extrême nord du Portugal. Fils de personne (personne ne sait qui est son père et sa mère l’a rejeté à la naissance comme elle a été rejetée par Vicente, son père à elle), il vit en tant que petit-fils. Vicente lui sert de mère, de père, de frère et lui enseigne la vie. Une vie en communion intime avec une nature amicale : elle nourrit les hommes et les animaux, les aide et les aime dans un amour partagé. En hiver une poule ou même un âne peuvent donner leur chaleur en dormant contre les humains. Ce n’est pas pour autant l’Éden dans cette région au climat ingrat : Mateus souffre de l’absence qu’on ne lui a jamais expliquée de sa mère qui de temps en temps fait de brèves apparitions qui se terminent dans la violence. Il apprend la vie, observe, aime ce qui l’entoure, les silences inexpliqués, les accouplements exempts de sentiments, la nature, humains et animaux, est ainsi faite. Mais la nature, c’est aussi la fragilité des êtres vivants, animaux et humains.
Sagres est un village situé exactement à l’autre bout du Portugal, là-bas, tout au sud. Il attire irrésistiblement Mateus (le nom ? l’image qu’il en a ? le souvenir historique ?). Réalisera-t-il cette chimère, titre du roman ? Mateus sait qu’il y a bien longtemps un roi du Portugal y a créé une école de navigation qui ouvrirait les nouveaux horizons aux prestigieux navigateurs portugais, ceux, parmi d’autres, qui installeraient le pouvoir de Lisbonne au Brésil, le pays de Nélida Piñon. Ce qui fut cette école est devenu un fort désormais en ruine, le décor de scènes troublantes dans le roman.
Le texte de ce beau roman est semblable à une broderie : on retrouve le doux mouvement de la main qui pique vers l’avant pour retourner un peu en arrière et former par ce geste un motif qui prend forme. Les couleurs se mêlent, se séparent, font contraste et se complètent et surtout s’harmonisent. À la fin, c’est une tapisserie superbe et grandiose que nous avons sous les yeux.
Cette manière de conter a une autre qualité, à la lecture : elle provoque un agréable enivrement : on est par exemple à Lisbonne, au centre du roman et du parcours de Mateus, on est aussi dans le village natal, le grand-père mort est très présent (vraiment présent ?), un événement qui s’est produit sous nos yeux est à venir. Rien de fantastique dans tout cela, mais une poésie prenante, émouvante toujours.
Dans les différents épisodes, c’est la vie qui est célébrée, une vie ordinaire faite de désillusions et de bonheurs, de beaucoup de recherches, de tâtonnements et aussi d’amours instinctives et d’un amour irréalisable, un ou peut-être deux. Le sexe est pour le jeune homme une des préoccupations les plus vives et les plus douloureuses. L’homme est un animal à qui le salut est peut-être accessible. Et la vie, c’est plus que tout le lieu où on se trouve, un lieu universel, qui se partage entre plantes, animaux et humains, entre la malédiction qu’est à certains moments exister et à d’autres de jouissances débridées ou de contemplation, entre ce que certains appellent le mal et ce que les mêmes prennent pour le bien. L’univers entier tient en Mateus, et le péché « fait partie de notre humanité », comme le souligne l’intellectuel du village.
Un jour j’irai à Sagres, d’une originalité éblouissante, survole et pénètre des domaines aussi différents que la poésie, la philosophie, l’histoire, le corps, l’esprit et l’âme humaine, le désespoir existentiel, les diverses formes de l’amour, tout cela sans que jamais la lecture ne soit alourdie. Rien n’est ennuyeux, au contraire, c’est à la fois léger et profond. Un très grand roman.
Christian ROINAT
Un jour j’irai à Sagres, traduit du portugais (Brésil) par Didier Voïta et Jane Lessa, éd. des femmes-Antoinette Fouque, 480 p., 24 €. Nélida Piñon en portugais : Um dia chegarei a Sagres, ed. Editora Record Ldta, Rio de Janeiro.