Depuis le rétablissement de l’ordre démocratique, l’Amérique latine vivrait au rythme d’un Tour cycliste, alternant victoires de coureurs de droite et succès de pistards de gauche. Ce mouvement alternatif perpétuel « expliquerait » la victoire des grimpeurs progressistes du Brésil au Venezuela à partir des années 2000. Comme celle des échappés de droite d’Argentine à l’Uruguay dans les années 2014-2017. Actuellement les maillots de gauche cumuleraient les victoires d’étape.
Photo : Pocosmocos
Cette grille de lecture, a le mérite de la simplicité. Tout le monde connaît les règles d’une course cycliste. Elles semblent donner les clefs permettant de comprendre les enjeux électoraux des Amériques latines. Les différentes équipes ou partis en compétition, passées au tamis d’un critérium vélocipédique, peuvent être en effet regroupées en deux grosses écuries, celle des droites et celle des gauches. Elles endosseraient alternativement, le maillot vainqueur, jaune ou rose. Reste pourtant plusieurs interrogations qui voilent quelque peu la clef du raisonnement, et la roue des sportifs. Les différents concurrents sont-ils bien homologables à l’une ou l’autre des deux équipes ? Comment comprendre les chutes à répétition ici ou là des lauréats, avant la fin de leur mandat ?
Le coup de pistolet électoral depuis quelques mois a effectivement donné de grandes satisfactions aux pelotons progressistes. Qu’on en juge, du nord au sud du sous-continent. L’étape mexicaine a été gagnée en 2018 par Andrés Manuel López Obrador, en chemisette « Morena », mouvement de gauche. Au Honduras Xiomara Castro, a passé la première la ligne d’arrivée, en janvier 2022 avec le paletot « Liberté et Refondation ». Celle du Nicaragua, le 7 novembre 2021, a été emportée, il est vrai en semant des clous, sur le route des poursuivants, par Daniel Ortega, du « Front sandiniste de libération nationale ». Cuba est hors concours. Depuis longtemps le parti communiste tient solidement le guidon. Tout comme au Venezuela, Nicolás Maduro. Sur le versant andin, un concurrent surprise a fait gagner la gauche au Pérou le 6 juin 2021, Pedro Castillo. Et en Bolivie on a assisté , le 18 octobre 2020, au retour incontesté du « MAS » (Mouvement vers le Socialisme) avec Luis Arce. Tandis qu’au Chili, sans dopage, un véloce sprinter, étrennant son maillot a créé la surprise le 19 décembre 2021, Gabriel Boric Font. De l’autre côté des Andes, c’est un routier du péronisme, versant gauche, qui occupe la Casa rosada, Alberto Fernández, depuis le 10 décembre 2019. Le tour du vélodrome est au vu des résultats sans appel. Au jour d’aujourd’hui l’Amérique latine serait bien en cycle de gauche. Qui devrait être renforcé très vite en Colombie et au Brésil. Par la victoire des candidats Gustavo Petro à Bogotá le 29 mai prochain, et celle de Ignacio da Lula à Brasilia le 1er octobre, toutes deux pronostiquées par les sondeurs.
Mais, première interrogation, est-il bien fondé de présenter les résultats sans regarder le carnet d’identité de chacun des participants à cette course électorale ? Les vainqueurs des consultations signalées, ont-ils le même dérailleur progressiste ? Qu’y a-t-il en effet de commun entre la « gauche » du chilien Gabriel Boric qui a accepté de se soumettre au verdict des électeurs et celle indéboulonnable du communisme cubain, représenté aujourd’hui par Miguel Díaz-Canel ? Quel est le point de rencontre d’Alberto Fernández, représentant d’un courant politique, le justicialisme argentin, incluant en son sein l’ensemble de l’éventail idéologique de son pays, et Andrès Manuel López Obrador qui du Mexique, appelle la jeunesse à choisir la gauche ? « Liberté et refondation » de Xiomara Castro, démocrate sociale hondurienne, peut-elle être mise dans le même circuit cyclotouristique, que le « FSLN » Daniel Ortega, qui a emprisonné ses principaux adversaires avant les présidentielles. Peut-on enfin passer un débardeur identique au bolivarien pur sucre, Nicolás Maduro, qui a dans le passé « découragé » la participation électorale de ses adversaires, et le péruvien Pedro Castillo, qui a gagné à la loyale, mais sous les couleurs d’une formation marxiste-léniniste, « Pérou libre », à laquelle il n’appartient pas. Donnant un coup de patte brésilien à cet OPCI, objet politique collectif indéfini, Lula a fait ces jours derniers une déclaration ajoutant à la perplexité, « je n’ai pas, a-t-il dit, à être de gauche, de droite ou du centre, mais à être président »[1].
Il convient d’ajouter à ce bémol un autre constat. Les cycles signalés qu’ils soient de gauche ou de droite sont imparfaits. Des candidats sans partis, de droite, ont dans le cycle actuel, gagné des élections. Où placer en effet les chefs d’exécutif récemment élus, cités ici par ordre alphabétique des pays, au Costa Rica, en Équateur, au Guatemala, au Panamá, au Paraguay, au Salvador et en Uruguay ? Une remarque identique aurait pu être faite au cours du cycle précédent, de droite donc, avec de 2014 à 2017, la victoire de candidats de gauche en Bolivie (2014), au Brésil (2014), en Uruguay (2014), et en Équateur (2017). Les écarts constatés, dans l’un des cycles, comme dans l’autre, imposent le port d’autres lunettes d’approche. Comment interpréter ces alternances qui ne sont pas universelles ? Sans doute convient-il de faire un diagnostic examinant au plus près l’origine des impulsions poussant au changement. Leur mise en mouvement, doit beaucoup plus à l’échec des gouvernants locaux à répondre aux attentes et aux frustrations majoritaires. La référence à un air du temps collectif, mal ou non défini, qui soufflerait dans un sens idéologique, puis dans l’autre, n’est pas convaincante. Là bien sûr où le jeu démocratique est pleinement respecté.
Cette remarque conduit en conclusion à mettre le doigt sur la chambre à air de roues présidentielles, à peine étrennées. Elle se heurte, en effet, à des pavés nécessitant un rechapage d’urgence. Les chefs d’État élus, sont loin d’être les pistards victorieux applaudis comme tels par leurs thuriféraires respectifs. Les électeurs, encore une fois là où ils sont libres d’exprimer leurs choix, partagent leurs voix. Ils multiplient les situations de cohabitation. Envoyant dans les parlements des majorités confuses ou opposées aux options du président élu. On en mesure les conséquences aujourd’hui, d’Argentine, au Pérou, en passant par le Mexique. Et qui sait demain en Colombie et au Brésil.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY
[1] Cité par l’hebdomadaire Carta Capital, le 28 avril 2022