L’annonce de l’augmentation du prix de l’essence, fin mars, a provoqué une puissante vague de protestation qui a secoué un pays déjà fragilisé par la pandémie de Covid-19. Après avoir remanié quatre fois son gouvernement, « Castillo dehors ! » était le slogan scandé par des milliers de manifestants dans plusieurs grandes villes du pays.
Photo : Semana
Durant toute la campagne présidentielle, le syndicaliste Pedro Castillo avait promis de changer la vie des Péruviens. Mais l’espoir que sa candidature avait suscité n’a pas duré. Neuf mois se sont passés et le sentiment régnant est que l’ancien instituteur rural de 52 ans n’a pas pu – ou su – tenir ses promesses. Et conséquence des premières répercussions de la guerre en Ukraine, depuis le lundi 28 mars le pays est paralysé par une succession de protestations et de grèves. Une situation de tension extrême à cause du changement du prix du carburant, ce qui a entraîné une hausse des prix des péages, ainsi que la hausse du prix des produits de première nécessité comme jamais depuis vingt ans (1,50 % pour le mois de mars, 6,82 % dans Lima).
Le conflit social s’est étendu dans une dizaine de régions, notamment à Huancayo, dans le centre du pays. La difficulté d’approvisionnement des centres urbains s’est aggravée à la suite de la faute de transport public, provocant la suspension des cours dans de nombreuses écoles et la fermeture d’une grande majorité de commerces. Après les agriculteurs et les transporteurs, mardi 4 avril, la classe moyenne appauvrie a entamé dans plusieurs quartiers de Lima un caserolazo(1). Puis, aussi spontanément que les premiers manifestants, un groupe de protestataires a fait irruption dans le Palais de Justice, alors que des heurts se sont poursuivis mardi soir devant le Parlement voisin. L’autoroute panaméricaine, qui relie Amérique du sud et les États-Unis, est resté bloquée et de nombreux péages ont été incendiés.
Ces incidents ont eu lieu malgré le couvre-feu, qui était en vigueur depuis l’aube dans la capitale et la ville portuaire voisine de Callao. Un couvre-feu afin de défendre les intérêts des citoyens sous prétexte de raison d’État. Or malgré le déploiement des forces de l’ordre, la grande majorité de péruviens n’a pas respecté cette mesure qui a générée l’incompréhension parmi la population, mais aussi de la classe politique. Ainsi l’ex-candidate à la présidence, Veronika Mendoza, dont le parti de gauche avait collaboré l’année dernière avec le gouvernement Castillo, a proclamé son « rejet total d’une mesure arbitraire et disproportionné ». Une décision d’urgence que José Gavidia, le ministre de la Défense, a justifié car selon le service de renseignement « il allait avoir des actes de vandalisme. C’est la raison pour laquelle nous avons pris cette mesure. »
Le président Castillo a ensuite tenté de calmer la colère populaire en levant le couvre-feu dans l’après midi du mardi 4, soit le même jour qu’il avait commencé. Cela après avoir annoncé la suppression d’un impôt sur les carburants et une augmentation du salaire minimum de 10 % (soit un salaire équivalent à 270 euros à partir du 1er mai). Une série de mesures que la Confédération Générale des Travailleurs Péruviens (CGTP) considère insuffisantes, et par conséquent des nouveaux rassemblements sont attendus. La situation reste donc critique, surtout pour la continuité de Pedro Castillo, un inconnu sorti de l’anonymat il y a quatre ans à la tête d’une grève des enseignants. Pendant la campagne présidentielle, il avait proposé de renforcer des secteurs clés de la société tels que la santé, l’éducation et l’agriculture. Son programme stipulait essentiellement une réforme agraire qui bénéficierait la production nationale et l’arrêt de certaines importations (intrants agricoles et engrais). M. Castillo avait aussi promis la création d’un million d’emplois en un an. « Plus de pauvres dans un pays riche », c’était sa formule fétiche répétée pendant la campagne.
À présent, le cinquième pays le plus riche de l’Amérique latine est frappé par un chômage de masse, des inégalités accrues par la pandémie et des violences policières avec un bilan de quatre manifestants morts et une vingtaine de blessés la semaine dernière. Depuis son accession au pouvoir en juillet dernier, le président de gauche radicale a procédé à quatre remaniements ministériels, et il a été la cible de deux tentatives de destitution de la part de l’opposition de droite qui pointe son incompétence et accuse son entourage de corruption. En outre, sa côte de popularité ne cesse de se dégrader : 68 % des Péruviens le désapprouvent, d’après une enquête du centre de recherche Instituto de Estudios Peruanos.
Patricia Zarate, chef des études d’opinion de l’Institut d’Études Péruviennes de Lima, explique pourquoi le président se retrouve aujourd’hui dans une position de faiblesse : « Au départ, Pedro Castillo bénéficiait d’une bonne image avec ses origines modestes de professeur en milieu rural. Mais il a rapidement dilapidé le capital de sympathie dont il disposait par ses maladresses et son incapacité à s’imposer. » Voilà son point faible, il manque d’expérience en politique. Il est entré dans l’arène sans avoir de « liens » avec les secteurs financiers et les investisseurs étrangers, véritables détenteurs du pouvoir dans un système politique rongée jusqu’à la moelle par la corruption, et où la procédure de destitution a déjà été utilisée six fois ces quatre dernières années et avec succès contre les ex-présidents Pablo Kuczinsky (2016-2018) et Martín Vizcarra (2018-2020), sans oublier Alberto Fujimori en 2000. Rappelons que Pedro Castillo, « le premier président pauvre du Pérou », avait remporté l’élection a présidentielle de justesse en juin dernier (50,2 %) face à Keiko Fujimori, fille de l’ancien président condamné à 25 ans de prison pour crimes contre l’humanité et corruption.
Or si la récente crise sociale a été déclenchée par l’annonce de l’augmentation du prix du carburant, elle se déroule aussi dans un contexte plus général de désastre sanitaire et économique. Le Pérou est le pays le plus touché par la pandémie avec 664 morts pour 100 000 habitants (209 pour la France). Tous les ingrédients sont donc réunis pour que la fureur et le désespoir social continuent d’enfler car le délabrement de l’économie est loin d’être maîtrisé. A ce contexte s’ajoute le fait que, selon un sondage mené par Latinobarómètro (20 000 interviews dans 18 pays) (2), les Péruviens sont avec les Honduriens et les Mexicains les Latino-américains qui ont la plus mauvaise image de leur système politique. Et l’ambiance aujourd’hui au Pérou est particulièrement volatile : confronté à une telle instabilité, une grande partie de la population a le sentiment que le président est assis sur un baril de poudre. Comme le fait remarquer la politologue Paula Tavara Pineda : « Le risque que le gouvernement de Castillo ne dure pas cinq ans a toujours été présent. Il a sûrement augmenté ces derniers jours. »
Eduardo UGOLINI
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(1) Forme de protestation devenue traditionnelle en Amérique latine depuis le crise économique qui a frappé l’Argentine en décembre 2001 : les mécontents se mettent aux fenêtres ou descendent dans la rue en frappant bruyamment sur des casseroles ou autres ustensiles de cuisine.
(2)À lire : «Latinobarómetro : vingt-cinq ans à prendre le pouls de l’Amérique latine »