L’invasion russe en Ukraine est un séisme mondial dont les ondes de choc se répercutent jusqu’en Amérique latine. Un conflit qui oblige les gouvernements de la région à prendre position sur la scène internationale, en plus de se préparer à de possibles lourdes conséquences économiques. Une région divisée par cette guerre d’influence qui reprend les codes de la Guerre froide qui avait déjà auparavant déchiré le continent.
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Malgré les dizaines de milliers de kilomètres qui séparent Kiev du continent latinoaméricain, les secousses provoquées par l’invasion de l’Ukraine y sont également palpables. En termes diplomatiques, politiques mais aussi économiques, l’Amérique latine partageant des intérêts aussi bien avec le monde occidental qu’avec la Russie. En effet, considérés depuis leurs indépendances comme une zone d’influence occidentale, les pays d’Amérique latine devinrent, au cours de la Guerre froide, une nouvelle zone de bataille idéologique entre la Russie communiste (avec les cas emblématiques de Cuba et du Nicaragua) et les États-Unis (et leur soutien aux dictatures militaires censés éloigner les démons socialistes du continent).
Depuis maintenant plusieurs décennies, la région, afin de limiter sa dépendance économique à l’Occident et diversifier ses terrains d’exportation, s’est résolument inscrite dans une logique non-alignée, avec la Chine et la Russie comme nouveaux partenaires. Cependant, le conflit en Ukraine fait monter la pression sur les pays de la région, pour qu’ils se positionnent de façon plus tranchée sur la scène internationale.
Sur cette question, comme sur bien d’autres, la région est divisée. Il y a d’un côté les alliés habituels des États-Unis dans la région : l’Équateur, l’Uruguay, la Colombie et le Costa Rica ont rapidement dénoncé l’attaque. De l’autre, les alliés russes traditionnels : Cuba, Venezuela et le Nicaragua justifiaient le droit de la Russie à se défendre face à une présence trop importante de l’OTAN dans la région. Néanmoins, les plébiscites prorusses des premiers jours ont laissé place, face à la violence des attaques, aux premiers doutes dans ce camp. Cuba en effet lance des appels à la paix et au dialogue diplomatique. Lors du vote à l’Assemblée Générale de l’ONU le 2 mars, demandant le retrait de l’armée russe du territoire ukrainien, Cuba s’est abstenu de voter, à l’instar du Nicaragua, de la Bolivie et du Salvador.
Le soutien diplomatique à la Russie a donc ses limites. Notamment au Venezuela où, fait extraordinaire, le gouvernement de Maduro accueillait, pour la première fois depuis 2019, une mission gouvernementale des Etats-Unis qui pourrait potentiellement relancer le commerce de pétrole entre les deux pays. Le pétrole russe sous embargo, les États-Unis se voient donc obligés de renégocier avec les ennemis d’antan. Avec le conflit en Ukraine, le Venezuela est devenu un vrai laboratoire diplomatique, tiraillé entre son puissant voisin (et potentiel client) américain et le Kremlin, allié militaire (l’armée vénézuélienne est équipée par la Russie), humanitaire et sanitaire. En effet, au moment du pic pandémique, la Russie a gagné énormément de points auprès de certains pays de la région. Le pays a, par exemple, fourni des bombonnes d’oxygène à Cuba. Le vaccin russe Sputnik fut le premier vaccin à être livré dans cinq pays de la région (Argentine, Bolivie, Paraguay, Venezuela et Nicaragua) et fut également largement inoculé au Mexique. En ce sens, certains gouvernements d’Amérique latine ne peuvent se permettre de tourner définitivement le dos à la Russie.
Une présence renforcée sur la scène diplomatique
Les trois grandes puissances régionales (Mexique, Brésil et Argentine) ont dû pourtant rapidement définir leurs positions dans le conflit. En effet, les trois occupent des places de choix dans les assemblées multilatérales, leur imposant de se prononcer d’une manière ou d’une autre : le Mexique et le Brésil siègent actuellement au Conseil de Sécurité de l’ONU tandis que le diplomate argentin Federico Villegas préside le Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève.
Pour ces pays, il a fallu néanmoins être agile au début du conflit, en raison d’un agenda particulièrement gênant. En effet, aussi bien le président argentin Alberto Fernández que le président Jair Bolsonaro avaient effectué, dans le mois précédant l’invasion, des visites d’État en grande pompe au Kremlin. À peine huit jours avant en ce qui concerne Bolsonaro, malgré les avertissements répétés des États-Unis. Ces deux visites donnèrent lieu à des déclarations et des images qui, à la lumière de l’actualité, sont rapidement devenus embarrassantes. Tandis qu’Alberto Fernández proposait que l’Argentine devienne la porte d’entrée dans la région pour la Russie, Bolsonaro, lui, saluait son amitié exceptionnelle avec Vladimir Poutine et les puissants liens commerciaux entre les deux pays. La Russie et la Biélorussie sont en effet les premiers fournisseurs brésiliens d’engrais, essentiels pour son secteur agricole. Face à la détérioration de la situation en Ukraine, le Brésil et l’Argentine, deux pays abritant une large communauté ukrainienne, ont rapidement pris leurs distance avec le Kremlin, en condamnant fermement l’invasion et l’utilisation de la force.
Du côté mexicain, la prise de position est identique. Le pays a envoyé de l’aide humanitaire en Ukraine et privilégie une sortie diplomatique de la crise. Fidèle à la tradition diplomatique mexicaine, le pays a opté pour la neutralité, à l’instar du Brésil et de l’Argentine. En ce sens, les trois pays n’imposent pas de sanctions économiques à la Russie.
Ménager la chèvre et le chou
C’est donc à un véritable jeu d’équilibriste auquel s’adonnent les pays de la région, qui n’ont pas grand intérêt à prendre parti dans ce conflit. C’est sur le plan économique que les conséquences de la guerre en Ukraine pourraient se faire le plus ressentir. Bien que le commerce avec la Russie dans la région soit assez limité, les bouleversements mondiaux liés au conflit auront de fortes répercussions en Amérique latine. Si dans un premier temps l’embrasement des prix de l’énergie pourrait bénéficier à certains pays producteurs de pétrole (Mexique, Venezuela, Brésil), ces augmentations entraîneront mécaniquement une hausse des prix, dans une région déjà fortement sujette à l’inflation et qui se remet à peine de la crise sanitaire.
Dans un second temps, l’incertitude économique globale pourrait signifier une frilosité chez les investisseurs étrangers, moins enclins à parier sur des projets dans la région. Alors que la grange ukrainienne est en feu, l’Amérique latine pourrait tirer son épingle du jeu, en ce qui concerne l’exportation de matières premières, notamment de céréales et biocarburants. Par exemple, il y a quelques semaines, l’Espagne importait de grandes quantités de maïs argentin pour pallier les problèmes d’approvisionnement du partenaire ukrainien. Une réorganisation des canaux commerciaux européens qui, sur le long terme, pourrait être bénéfique pour certaines puissances agricoles de la région.
Malgré l’éloignement géographique avec Kiev, la guerre en Ukraine aura un impact en Amérique latine. Les conséquences sont encore difficiles à évaluer pour la région qui pourrait connaître un boom de ses exportations mais également de fortes hausses de prix, alimentant le mécontentement social. Mais alors que le monde occidental se réorganise selon le modèle d’une nouvelle Guerre froide, le conflit permet de souligner la fin de l’hégémonie étatsunienne pour ce continent, longtemps considéré comme son patio trasero (arrière-cour). Grace au développement de son multilatéralisme et le rééquilibrage des sphères d’influence dans la région, notamment venues d’Asie, les pays d’Amérique latine peuvent se permettre de garder leur neutralité dans le conflit ukrainien. Cette posture de neutralité ne justifie pas la violence des attaques russes, bien au contraire. Mais elle inscrit et projette durablement l’Amérique latine comme un continent de paix.
Romain DROOG