Kremlinologie chilienne : Instantané de la prise de fonction présidentielle de GabrielBoric 

Est-il légitime de parler de kremlinologie chilienne ? Le mot est en effet très daté. Faute d’informations, chaque fête patriotique soviétique, donnait lieu dans la presse et les chancelleries « occidentales », à une mise à jour minutieuse, par des observateurs spécialisés, les « kremlinologues », des présents et des absents sur le balcon du pouvoir. Rien de comparable avec la prise de fonction présidentielle du président Gabriel Boric Font au parlement chilien, vendredi 11 mars dernier.

Photo : Pulsar

Le Chili comme tout État démocratique est un pays transparent. On sait qui est qui au Palais de La Moneda. Et après chaque élection, pas besoin de photo, le jour de la fête nationale, pour ajuster le périmètre des dirigeants. La révision des personnalités présentes, et absentes, le jour de l’adoubement du nouveau président chilien, n’est pourtant pas un exercice inutile. La lecture des programmes de campagne permet de se faire une idée sur ce qui peut arriver après la victoire. Tout comme celle des premières déclarations du chef de l’État, élu, mais pas encore en fonction. Mais le profil des invités, étrangers, officiels et personnels, permet d’affuter le jugement.

Cette observation passée au crible, est d’autant plus nécessaire, que Gabriel Boric est un président « surprise ». Sa victoire a rompu le train-train des alternances précédentes entre centre droit et centre gauche. Porté par une vague populaire il a bousculé les urnes, avec elles les partis traditionnels, et peut-être même la politique « à l’ancienne ». Le premier magistrat, jeune, barbu et sans cravate, « habillait » le changement. La qualité des personnalités étrangères présentes, comme celle de ceux, qui auraient pu, être là, mais dont l’absence a brillé, donne un premier état des lieux du rapport au monde du Chili façon Boric. Qui donc a fait acte de présence ? D’Amérique, latine, du nord, d’Afrique, d’Asie et d’Europe ?

Les pays les plus proches ont quasiment tous répondu au carton d’invitation. Quelle que soient leurs bannières idéologiques. Le président argentin, justicialiste, Alberto Fernández, a côtoyé, à gauche, le bolivien Luis Arce, et le péruvien Pedro Castillo, et à droite, l’équatorien Guillermo Lasso, le paraguayen Mario Abdo Benitez, l’uruguayen Luis Lacalle Pou. Un chef d’état antillais était également là, le dominicain centriste Luis Abinader. Un cran en dessous, on trouve, trois premiers ministres caribéens, le sans parti, Ariel Henry de Haïti, Gilmar Pisas indépendantiste de Curaçao, qui représentait aussi les Pays-Bas, et à gauche, Mark Phillips, du Guyana. Trois vice-présidents étaient également de la fête, le brésilien Hamilton Mourão, à droite, le hondurien Salvador Nasralla, à gauche, et le centriste panaméen José Gabriel Carrizo. Le Guatemala, gouverné au centre droit, a envoyé son ministre des affaires étrangères. À noter le niveau relativement modeste des missionnés par la Colombie, gouvernée à droite, (la ministre des transports), et à gauche, celle minimale de Cuba (le ministre des affaires étrangères), du Mexique (l’épouse du Président, sans mandat électif), du Nicaragua et du Venezuela (les ambassadeurs résidents).

Les autres régions du monde étaient en rangs clairsemés. D’Europe la délégation espagnole était la plus importante avec le Roi, Felipe VI, la deuxième vice-présidente, une ministre et le président du Sénat. L’Irlande a envoyé son vice-premier ministre et l’Italie sa vice-ministre des affaires étrangères. Le Portugal son ministre des Affaires étrangères. Le Royaume-Uni, non membre de l’Union européenne, avait envoyé la ministre parlementaire déléguée à l’Afrique et à l’Amérique latine. La présidence de l’Union européenne, France n’a pas eu de représentation gouvernementale. En Amérique du Nord, le Canada a dépêché une secrétaire d’État. Et le lendemain, Justin Trudeau, premier ministre libéral, a téléphoné à Gabriel Boric. La présidence démocrate des États-Unis a mandaté, la Directrice de l’agence fédérale des petites entreprises, accompagnée du Secrétaire d’Etat adjoint, en charge de l’Amérique latine. L’Afrique a été représentée par le président de la Chambre des députés du Maroc. Du Proche-Orient sont venus, le vice-ministre des affaires étrangères d’Arabie saoudite et la ministre palestinienne du tourisme, et de l’archéologie. Le Japon a délégué un ministre d’Etat, chargé des affaires étrangères.

Une prise de fonction présidentielle en Amérique latine, n’a rien de protocolaire, ou d’idéologique. C’est l’occasion dans un sous-continent sans institutions intergouvernementales universelles, de rencontrer ses homologues. On l’a constaté à Valparaiso et à Santiago vendredi 11 mars. Tous les gouvernements en relation suivie avec le Chili ont fait acte de présence. Les responsables du cône sud, présidents dans leur majorité et dans l’un des cas, le vice-président, étaient présents. L’Amérique centrale et la Caraïbe, ont également missionnés un président, plusieurs vice-présidents et premiers ministres. Les uns et les autres étaient accompagnés par leur ministre des Affaires étrangères. Outre l’économie, les questions migratoires expliquent par exemple le niveau de représentation, élevé, de Haïti. 

L’économie, l’intensité des relations commerciales et minières, est le profil dominant des délégations des autres continents. En particulier celles de l’Arabie, du Canada, du Japon, du Royaume-Uni. Trois exceptions. Celle de l’Espagne en raison du rapport privilégié qu’elle entend préserver en Amérique latine. Celle de la Palestine due à l’existence ancienne d’une importante communauté au Chili. Et celle du Maroc, qui entend réduire les soutiens à la cause sahraouie en Amérique latine.

Est-ce à dire que l’esprit partisan a été absent ? Non. Les États-Unis, assez loin idéologiquement, ont assuré un service présentiel minimal. Le président brésilien très à droite, a envoyé son vice-président. Jair Bolsonaro n’a manifestement pas voulu féliciter Gabriel Boric, proche de Lula da Silva son adversaire aux présidentielles d’octobre 2022, pas plus que de se trouver en présence de l’ex-présidente Dilma Rousseff, qu’il avait violemment prise à partie lors du débat de destitution parlementaire en avril 2016. Son homologue colombien, Ivan Duque, lui aussi bien à droite, a envoyé une ministre afin de ne pas avoir à saluer Gustavo Petro, candidat de gauche en mai prochain, invité personnel de Gabriel Boric. La gauche autoritaire latino-américaine a elle aussi été médiocrement représentée. Il est vrai que Gabriel Boric au cours de sa campagne électorale, a pris une distance critique à leur égard, comme avec la Russie. A noter la présence d’européens engagés à gauches, britannique, espagnols, italien et portugais.

Un signal de connivence « anti-impérialiste » a été tardivement adressé par Gabriel Boric à ses amis politiques, comme aux chefs d’états latino-américains, ayant polémiqué avec Madrid ces derniers mois. Gabriel Boric a en effet le 13 mars, critiqué à la radio le Roi d’Espagne. Son retard, présenté comme « inacceptable », démenti par le protocole espagnol, aurait perturbé le bon déroulement le 11 mars, de la passation de pouvoir. Ce geste diplomatiquement incorrect, à l’égard du monarque de l’ancienne puissance coloniale, visait peut-être à rendre plus visible les invités militants, placés en deuxième rang, derrière des officiels multicolores : l’argentine, présidente des grands-mères de la Place de mai, Estela de Carlotto ; la brésilienne pétiste Dilma Rousseff, déchue de la présidence par les amis de Jair Bolsonaro ; Anielle Franco, directrice de l’Institut Marielle Franco, élue progressiste, antiraciste et féministe assassinée à Rio par des miliciens ; Gustavo Petro, candidat présidentiel de la gauche colombienne ; Giaconda Belli, écrivaine du Nicaragua, opposée à Daniel Ortega ;  Jeremy Corbyn, porte-drapeau de la gauche travailliste anglaise ; Veronika Mendoza, figure de la gauche péruvienne ;  Minou Tavarez, personnalité progressiste et féministe dominicaine. Ces jeux d’équilibre corroborent sans doute les propos en oxymore d’un chef d’État qui veut dialoguer avec tout le monde, sans perdre pour autant ses marqueurs idéologiques.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY