Iliana Holguín Teodorescu (2000) fait partie de ces « vrais voyageurs » qui, pour Baudelaire, « sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! ». Dans son livre Aller avec la chance, elle semble parcourir l’Amérique du Sud comme l’a fait le Che Guevara dans sa jeunesse à bord de sa motocyclette. En recueillant les récits issus de ses rencontres en tant qu’autostoppeuse, elle nous livre également ses impressions d’un continent riche par sa diversité, mais rongé par les inégalités et avec une histoire difficile à assumer. Son travail dépasse la simple dimension descriptive : il permet l’expression d’une multiplicité de points de vue qui enrichissent la compréhension de la réalité dans laquelle nous vivons.
Photo : Verticales
Une Française, de 18 ans seulement, qui parcourt une bonne partie de l’Amérique du Sud en faisant de l’auto-stop ? C’est du jamais vu ! On lui avait dit et redit que ce n’était pas prudent. Un camionneur colombien lui avait dit bonnement : « 80 % des gens d’ici ont de mauvaises intentions ! Mais il y a d’autres qui sont très sympathiques. » Ce « sondage », qui avait débuté de façon totalement spontanée, notre autostoppeuse l’a construit progressivement, rencontre après rencontre. Tout en gardant une confiance presque aveugle dans les gens, elle n’a jamais oublié de faire attention.
Et ça marche, ou plutôt ça roule ! Alternant villages aux noms parfaitement inconnus et grandes métropoles, notre Française finit par se retrouver au sud du Chili, poussée par ce désir d’aller toujours plus loin. La plupart de ceux qui l’accompagnent dans son parcours sont très serviables. Ils vont même jusqu’à faire un détour pour la déposer exactement là où elle souhaite s’arrêter. Ils sont curieux de découvrir ce qu’elle fait là et se plaisent à lui faire des confidences sur leur vie.
Ce livre de 190 pages n’est en aucun cas un guide touristique quelconque : on n’y trouvera aucune description de monuments ou de paysages, encore moins des avis sur des hôtels de luxe ou des restaurants gastronomiques prestigieux. Iliana Holguín Teodorescu rejette la perspective européocentrée souvent présente dans les récits de voyage : elle retranscrit sans filtres le monologue désabusé d’un homme seul depuis son divorce, éloigné de ses enfants, ou bien le discours d’indigènes caractérisé par une logique totalement différente de la nôtre, et doté d’une poésie involontaire.
Difficile de se situer dans ce voyage sinueux sans but véritable : on croit se repérer grâce à un nom de ville qui résonne dans la tête, mais d’une page à l’autre on se reperd dans le paysage. Cela importe peu : ce qui intéresse l’autrice ce n’est pas la logique d’un chemin tracé, mais les rencontres, généralement brèves ; elle veut garder ce que pense spontanément les personnes, des idées qui finissent par provoquer une cascade d’autres idées, des gouttes isolées qui finissent par former une averse. Les sujets de ces dialogues sont, eux aussi, très variés : comment survivre quand on a tout juste de quoi se loger avec sa (ou ses) famille(s), la vision que peut avoir un Péruvien ou un Bolivien sur les Européens qui viennent en tant que touristes, de la gratuité de la générosité…
Par à-coups, c’est toute une société qui se dessiner, notamment au Chili : dans les récits, les ravages des années Pinochet reviennent souvent, de même que l’angoisse provoquée par la pensée néolibérale qui a causé la privatisation d’une ressource comme l’eau. Cela a surtout coupé les petits paysans des systèmes d’irrigation, et a surtout bénéficié aux grandes exploitations agricoles ou industrielles. Cette angoisse, c’est celle des femmes et des hommes dont le risque de manquer d’argent obsède. Cependant, malgré cette idéologie de l’argent tout-puissant, l’entraide et la générosité restent très présentes dans les cœurs.
Sans la moindre mièvrerie, voilà un livre qui donne le moral et réconcilie l’être humain qu’est le lecteur avec ses semblables, qu’ils soient de ce côté de l’Atlantique ou de l’autre.
Christian ROINAT
Aller avec la chance d’Iliana Holguín Teodorescu aux éditions Verticales, 190 p. 18 euros.