L’écrivain Elicura Chihuailaf était attendu à Lyon en octobre dernier invité au festival littéraire Belles Latinas et la situation pandémique a empêché son voyage. Prix national de littérature au Chili en 2020, récemment le Sénat de la République l’a redu hommage et le site El Mostrador a publié son discours, que nous avons traduits et publions ici de larges extraits.
Photo : Sénat – Ville Temuco
“Aujourd’hui, nous vivons un moment historique, avec H majuscule”, a souligné notamment le titulaire du Prix National de Littérature 2020. “En effet, qu’on le veuille ou non, il y a un changement de paradigme. Il semble qu’enfin, en ce lieu – et puisse cela se produire dans le monde -, on commence à opter pour la conversation, une conversation qui, au long du temps, s’est perdue mais qui devrait être présente à la table des autorités pour résoudre les conflits, surtout quand il s’agit des institutions d’un État qui a usurpé un territoire. Cela requiert une réparation, une conversation, et c’est cela que nous attendons”. Auparavant était intervenue Mme Valdés elle-même, ainsi que les sénateurs Juan Ignacio Latorre, Alejandro Guillier, Jaime Quintana, Rodrigo Galilea, Ximena Rincón et Yasna Provoste, au cours d’une rencontre coordonnée par le professeur Alejandro Beltrán. D’autres autorités y ont participé distanciellement.
“Merci, Mesdames et Messieurs les sénateurs, mes amis, mes amies”, a déclaré Chihuailaf, visiblement ému. “J’ai eu peu d’occasions de ressentir l’émotion que j’éprouve en cet instant. Celui qui m’a parlé de la possibilité de cet hommage, c’est Alejandro Beltrán, professeur d’un lycée qui porte le nom d’un grand poète, Jorge Teillier, qui aurait largement mérité le Prix National de Littérature ; il m’a été dit alors que j’étais libre d’accepter ou non cette invitation”. “Assurément”, a ensuite déclaré Chihuailaf, “si l’on s’en tient à vos conversations de cet après-midi et si l’on suit l’enseignement, les conversations, les chants, les contes, les énigmes, les conseils de nos anciens, ceux aussi de mon grand-père, qui était le lonko – le chef – de notre communauté, j’ai compris que cette invitation ne s’adressait pas à ma personne, j’ai compris que c’était un changement, ou le début d’un changement de paradigme : en cet instant, en effet, je me trouve en un lieu, ainsi que cela a été rappelé aussi, où ont été édictées des lois qui ont accru la violence exercée sur nos peuples autochtones.”
“Qu’est-ce qu’être un peuple autochtone ? C’est simplement avoir une mémoire. C’est se rappeler, comme on le dit chez nous, que personne ne choisit, n’a choisi ni ne choisira de naître en un temps déterminé, dans un lieu, avec une couleur, une histoire, une vision du monde. Mais nous avons une tâche, nous dit-on, c’est de reconnaître ce que nous avons reçu. Le reconnaître, en effet, est l’unique possibilité de l’aimer et, par conséquent, de nous aimer nous-mêmes. Comment pouvons-nous parler de diversité si nous n’avons pas de tendresse pour nous-mêmes ? Chez nous, on dit : nous devons avoir de l’amour pour tout ce qui nous entoure, car nous sommes la nature, non pas le centre. Nous faisons partie de tous les êtres vivants et de tous ceux qui sont en apparence inanimés, comme les pierres, comme les minéraux, comme les rivières, comme les bois, comme les insectes, comme les virus ou les bactéries, comme les oiseaux, comme les étoiles. C’est qu’il y a un ordre naturel, différent de celui que prétend établir celle qui s’appelle l’autorité. L’ordre naturel, c’est l’ordre que nous montrent les arbres dans la forêt, les pierres et, je le rappelle, les étoiles. Car nous sommes une conversation entre l’infini et ce qui est périssable : la terre, qui est notre mère, notre père.”
Le conflit mapuche
Chihuailaf n’a pas éludé le problème de ce qu’on appelle “le conflit mapuche”, face auquel il a été présenté comme un “sceptique optimiste” : “Quand on parle aujourd’hui de conflit, l’autorité oublie cette profonde réalité, elle la subsume – elle la noie. Je le dis peut-être avec un peu de colère, mais jamais avec haine. Je le dis parce que ce conflit, ce ne sont pas nos peuples qui l’ont instauré. C’est l’État qui l’a instauré. Et cela est transversal, et c’est universel. Et aujourd’hui nous le savons bien, car ce moment pandémique nous l’a enseigné. Aujourd’hui, la métaphore se transforme en réalité. Nous sommes un village. Le monde est un village, et il est temps de comprendre que l’être humain, sans exception, provient de peuples autochtones. En chaque être humain, de quelque couleur qu’il soit, de toutes ces belles couleurs, il y a la conversation d’un être autochtone. Et il est temps de commencer à l’écouter. Il est temps de commencer à aimer cet être autochtone, pour aimer alors et pour comprendre que, lorsqu’il y a de l’amour, la réponse, c’est davantage d’amour.”
“Quand il y a violence”, a-t-il déclaré, “la réponse, en défense de cette mère, de ce père qui nous a tout donné, c’est la rébellion. Et je crois qu’il faut le dire avec beaucoup de tendresse et avec beaucoup de force : pour que finisse la violence, il faut en finir avec la violence. L’État doit assumer que ce conflit, c’est l’État qui l’a créé. Je distingue deux Chilis : l’un est ce Chili superficiel et aliéné qui a installé un grand problème conceptuel dont il a déjà été question ici, et au centre de ce concept il y a le développement. On nous appelle à travailler à un développement mais on ne met pas sur la table la manière dont nous comprenons ce développement. Voilà donc ce Chili que j’appelle superficiel et aliéné : nous qui le vivons dans les différents espaces de ce pays aujourd’hui toujours appelé Chili, nous savions que le développement a à voir avec la défense de la nature, c’est-à-dire avec la défense de nous-mêmes.”
Un moment historique
Il a parlé ensuite de “ce Chili superficiel, aliéné, qui a imposé des concepts unilatéraux (…), qui a élevé une muraille de concepts univoques, une muraille qui a empêché qu’on nous voie, qui n’a pas permis à la chiliénitéprofonde, c’est-à-dire à la majorité, de nous voir et de se voir. Tandis que je converse avec vous”, s’est-il interrogé, “comment pourrais-je ne pas penser à nos communautés aujourd’hui agressées dans la continuité d’une occupation militaire qui dure depuis tant et tant d’années, dans une démocratie où, pour être sincères, nous n’avons pas eu notre part ?”
Il a ensuite fait mémoire de “ceux qui ont perdu la vie dans cette lutte ou qui ont dû affronter la prison” mais, aussitôt après, il a manifesté son espoir d’un changement : dans le monde, on commence à opter pour la conversation. J’espère qu’il en sera ainsi : ce livre qu’est la nouvelle Constitution devra être poétique, écrit avec des mots poétiques, et j’espère qu’il mettra en son centre la nécessité de la conversation, cette conversation qui s’est perdue au long du temps mais qui devrait être présente à la table des autorités pour résoudre les conflits, surtout quand il s’agit des institutions d’un État qui a usurpé un territoire. Cela requiert une réparation, une conversation, et c’est cela que nous attendons.”
Il a rappelé ensuite la tradition parlementaire du peuple mapuche, l’instance de dialogue, d’abord avec l’empire espagnol et ensuite avec la République du Chili : le premier a su, le plus souvent, respecter les accords, à la différence de la seconde, et c’est pourquoi il a exprimé ses remerciements pour un hommage dont il a apprécié le caractère transversal.
Propos traduit en français par
Michel Dubuis