Ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, Benoît Coquil est agrégé d’espagnol et maître de conférence en civilisation et littérature latino-américaines à l’université de Picardie. Buenos Aires n’existe pas est son premier livre.
Photo : Flammarion
« On dit qu’à Milan, dans le fond du réfectoire du couvent de Santa Maria delle Grazie, Léonard de Vinci, travaillant à sa Cène, rêvassait beaucoup. Il rêvassait tellement devant la fresque inachevée, le pinceau au repos, le regard au loin par la fenêtre, sans rien dire ni écrire, que le prieur chargé de superviser l’avancement des travaux alla se plaindre au commanditaire, le Grand Duc Ludovic, qui se plaignit à Léonard. Le prieur mouchard finit, dit-on, représenté en Judas dans la Cène, et Léonard termina la fresque à son rythme, sans pour autant cesser par moments d’habiter le vague. Marcel a quelque chose de Léonard, lui qui expérimente, qui noircit des tas de feuilles volantes avec de minuscules dessins, des plans de machines impossibles bardées de lignes pointillées et de notes techniques tous azimuts. Lui qui travaille lentement, laisse les choses en plan, et parfois pour toujours inachevées. “J’ai beaucoup flemmé”, écrira-t-il au moment de partir de Buenos Aires, mais on n’est pas complètement dupe. On sait bien que ceux qui se consacrent à la cosa mentale ont pour les gens affairés des allures de flemmards. Mais on sait bien aussi qu’il y a flemme et flemme, et que ces songeurs-là, Léonard ou Marcel, ne sont pas des songe-creux. »
Il est l’Ulysse aux mille ruses de l’art moderne, le Français le plus connu de l’époque à New York avec Sarah Bernhardt. Mais pour l’heure, c’est juste un mince jeune homme au complet froissé qui sent le tabac froid. Nous sommes le 9 septembre 1918 et Marcel Duchamp, qui a fui les États-Unis vingt-cinq jours plus tôt, descend du Crofton Hall comme le parfait don nadie, Monsieur Tout-le-monde. L’illustre inconnu dans le frac duquel il entend se glisser pour quelques mois, pourquoi pas quelques années.
Il cherche une Arcadie, un rivage un peu ouaté qui assourdisse le boucan de la guerre. Une terre douillette et reculée où travailler tranquille. Il cherche les rives du Neutre. Ce sera Buenos Aires, une ville bien rangée en damier sur la pampa moelleuse. Il va y passer neuf mois. Le peu que l’on sait de son séjour, c’est qu’il ne parle pas un mot ou presque d’espagnol, travaille en pointillé sur son Grand Verre et puis n’y travaille plus, car il se met à jouer aux échecs, jour et nuit. Mais ce que Duchamp ne sait pas lorsqu’il arrive, c’est que la Buenos Aires de 1918 parle mille langues, raffole des sciences occultes, ignore encore le cubisme et s’apprête à connaître la plus grande insurrection ouvrière de son histoire.
Presse – Ed. Flammarion
Buenos Aires n’existe pas par Benoît Coquil aux éd. Flammarion, 201 p., 18 euros. La couverture est la reproduction d’un tableau d’Antonio Seguí : La histeria existe.