Le Rapport régional 2021 du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) sur le développement humain s’intitule « Pris au piège : fortes inégalités et faible croissance en Amérique latine et dans les Caraïbes ». Il a été lancé virtuellement le 22 juin 2021 et analyse la trappe politique et sociale dans laquelle la région est embourbée. La pandémie amplifie les retards dans l’Agenda 2030 des Objectifs de développement durable (ODD) et ébranle les scénarios politiques.
Photo : PNUD
Le PNUD a créé un Indice de Développement Humain (IDH) en 1990. Cet indice composite est plus à même que le PIB de rendre compte du niveau de bien-être de chaque pays. Il se calcule grâce à la moyenne de trois indices : le Produit National Brut (PNB) par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’études, lui-même composé de la durée de scolarisation des adultes âgés de 25 ans et de la durée de scolarisation espérée pour les enfants d’âge scolaire. Le rapport régional 2021 analyse la dégradation brutale de la vie des peuples de la région en ces temps de pandémie de COVID-19. Ce n’est pas une surprise tant la situation, avant même la pandémie, était alarmante. Le rapport souligne que « trois facteurs récurrents alimentent le cercle vicieux des fortes inégalités et de la faible croissance : la concentration du pouvoir, la violence sous toutes ses formes et le mauvais fonctionnement des politiques de protection sociale ». Luis Felipe Lopez Calva, sous-secrétaire général adjoint des Nations Unies et Directeur régional du PNUD pour l’Amérique latine et les Caraïbes « appelle les Latino-Américains à comprendre le lien entre tous ces facteurs et met en évidence un point d’entrée qui peut servir à s’affranchir de la faible croissance et des fortes inégalités : la mise en œuvre de systèmes de protection sociale universels qui soient redistributifs, fiscalement durables et plus propices à la croissance ».
Une décennie noire
L’Amérique latine et les Caraïbes sont confrontées, avec la survenue du COVID-19, à « la pire récession économique de ces dernières décennies ». Ce constat était formulé dans le cadre d’une déclaration commune adoptée le 24 juin 2020 – en plein essor de l’épidémie dans la région – par onze chefs d’États latino-américains, le président du gouvernement espagnol et la secrétaire générale de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL). Le COVID-19 ne devrait pourtant pas servir d’alibi aux gouvernements de la région : la CEPAL rappelait, avant la déferlante pandémique, qu’entre 2014 et 2019, la région venait déjà de clore sa période de plus faible croissance économique depuis les années 1950 et que 23 pays – sur 33 étudiés – achevaient en 2019, un nouveau cycle de ralentissement économique. Une décennie noire consécutive suite à la crise financière et économique de 2008.
En outre, du point de vue sanitaire, nombre de pays étaient déjà affaiblis, avant l’arrivée du coronavirus, car ils devaient faire face, en 2019, à l’épidémie de dengue la plus forte de l’histoire de la région (plus de trois millions de personnes contaminées). Cette dernière touche déjà, selon l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), plus de 1,9 million de personnes dans huit pays depuis le début de l’année 2020 (Argentine, Bolivie, Brésil – 65 % du total -, Colombie, Honduras, Mexique, Nicaragua, Paraguay).
Enfin, facteur aggravant, obésité, maladies cardiovasculaires, diabète – fortement présents dans les pays latino-américains – favorisent la létalité du coronavirus chez les personnes infectées. Or, les systèmes de santé restent sous-équipés et sous-financés, comme les systèmes éducatifs. Les États latino-américains ont ainsi dépensé 2,2 % du PIB régional dans le secteur santé en 2018, tandis que l’OPS estime que ce montant devrait atteindre 6 % par an pour progressivement permettre une couverture universelle pour les populations et réduire les inégalités d’accès aux soins. En 2016, la part des dépenses de santé privées des ménages latino-américains dans le total des dépenses de santé dans la région représentait 37,6 %, tandis qu’elle était de 15,7 % au sein de l’Union européenne.
Il convient de rappeler que dans la région plus du tiers de la population est pauvre, plus de 53 % des travailleurs dépendent du secteur informel et plus de 100 millions de personnes (soit environ une personne sur six) vivent dans des conditions d’habitat insalubres. Quant aux chiffres décrivant l’impact du COVID-19 en Amérique latine et dans les Caraïbes, ils sont à prendre avec précaution car les systèmes d’information sont déficients. Cependant, même en l’état, on compte cinq pays d’Amérique latine parmi les onze ayant la plus forte mortalité : Pérou, Brésil, Mexique, Colombie, Argentine. Le Pérou est le pays ayant le plus grand nombre de décès en proportion de sa population (33 millions d’habitants) au monde, avec près de 6000 morts par million d’habitants. Le taux de personnes contaminées qui en meurent est proche d’une personne sur 10. Un taux qui monte à près de quatre sur 10 chez les plus de 60 ans.
Contexte explosif, ébranlements politiques
Dans les mois et années à venir, les menaces qui pèsent sur les sociétés latino-américaines sont aisément identifiables et redoutables : accroissement du chômage avec la destruction de micro-entreprises et petites entreprises et accroissement de la pauvreté déjà élevée avant la pandémie (37% de la population soit plus de 230 millions de personnes) ; accroissement de l’extrême pauvreté – une « pandémie de la faim » selon l’expression du Programme Alimentaire Mondial – qui atteindrait déjà 110 millions de personnes en 2020, majoritairement les femmes et les enfants.
Ce contexte fortement dégradé peut accroitre le niveau de violence sociale et politique comme cela se voit, en particulier en Colombie depuis des semaines. Le rapport du PNUD souligne que « la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns qui défendent leurs intérêts privés est l’un des facteurs qui relient les fortes inégalités à une faible croissance. Par son influence politique, le pouvoir mal utilisé fausse les politiques publiques et affaiblit les institutions. Un exemple exploré dans le rapport est le rôle des élites économiques dans le blocage des réformes fiscales qui soutiendraient une forme plus progressive de redistribution ».
L’agenda électoral de la région est chargé en 2021 et les conséquences économiques et sociales du COVID-19 tendront à amplifier les mouvements sociaux et les comportements erratiques des classes dirigeantes fortement dénoncées, y compris dans le quatrième Rapport sur le développement humain pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Celui-ci est, rappelle le communiqué de l’agence onusienne, « une publication éditoriale indépendante commandée par le PNUD ».
Plusieurs scrutins nationaux, parfois reportés du fait de la crise sanitaire, ont rythmé et rythmeront le calendrier politique régional en 2021 et 2022. On peut observer que les acteurs politiques se partageant traditionnellement le pouvoir perdent du terrain (Chili, Brésil, Mexique) et que la gestion des situations tempétueuses se militarise (Venezuela, Bolivie, Brésil, Haïti, Colombie…). Dans ces conditions, la confiance des peuples dans la démocratie inclusive et des institutions justes n’est pas gagnée.
Maurice NAHORY