Le grand écrivain brésilien Rubem Fonseca est mort le 15 avril dernier, à Rio de Janeiro, à 94 ans. Pour lui rendre hommage, nous vous proposons une traduction de l’article « Le cas Fonseca » d’Antonio Ortuño, auteur du livre El caníbal ilustrado (2019).
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Prélude. Rien n’est plus éloigné de l’univers personnel et esthétique de Rubem Fonseca que ceci : l’exégèse de son œuvre, la remise de prix littéraires et l’enthousiasme apparent de la presse – passager et fatal – pour sa personnalité et ses livres. Est-ce vraiment judicieux d’utiliser une approche académique sur une poignée de textes exaltés – tellement viscéraux qu’ils n’ont pu être écrits que de façon froide et délibérée –, irrémédiablement étrangers à l’esprit orthodoxe et tiède dont sont affligés une bonne partie de ceux qui se consacrent professionnellement – dans les universités, les lycées ou au café sur fond de trova et de parties de dominos – à la recherche et à la critique littéraire ?
Harold Bloom, l’écrivain canonique, a accusé les universitaires modernes, peut-être irréfutablement, de n’être bon qu’à pomper la sève de la littérature pour tenter des autopsies plus ou moins réussies des organismes qu’ils prétendent étudier : « Nos universités et académies ont abandonné presque tous critères esthétiques et intellectuels, pour se consacrer à promouvoir des intérêts propagandistes. » En d’autres termes, les universitaires, solennels, viennent promptement à la bacchanale des lettres mais seulement pour prendre les mesures du cercueil qui enfermera les os de l’hôte. Y compris si celui-ci est vivant, c’est même meilleur s’il l’est – vivre, quelle arrogance insupportable.
Ce serait une erreur de décrire une œuvre aussi fraîche et vitale que celle de Rubem Fonseca avec les mêmes outils critiques sans relief, avec le même enthousiasme d’orateur de banquet et les mêmes bâillements dissimulés que l’on utilise pour dépeindre d’autres œuvres, parfois très réputées, qui paraissent avoir été écrites dans le seul but de servir d’objet d’étude à des apprentis savants. Fonseca n’est pas un de ces profiteurs de la « bien-pensance » littéraire, ni le représentant d’une chapelle, d’une région ou d’une langue. Son esthétique est si inimitable, sa personnalité est à la fois si inaccessible et si attirante, qu’elle est capable de provoquer un enthousiasme similaire à celui ressenti par Giovanni Papini pour la biographie de Nietzsche écrite par Daniel Halévy : « Celui qui n’est pas ému en lisant ce livre, particulièrement les dernières pages, est un porc. » Cela ne surprendra donc personne si les lignes suivantes ne sont pas une tentative stérile de vivisection de « La violence domestique sud-américaine dans le roman El gran arte, ou de la « Criminalité et du militarisme dans le roman Agosto », ou même « Du narcotrafic et de son influence dans les quartiers défavorisés dans Historias de amor. »
Le philosophe polonais Stanislaw Jerzy Lec disait que la seule façon d’écrire sur la littérature était de puiser dans ses propres doutes, dans son inconsistance et dans sa perplexité. Pour écrire sur Rubem Fonseca, inévitablement, il faut aussi le faire avec effarement, effarement face à sa virtuosité et sa violence – violence dans les rues, dans les lits, dans la langue –, l’élément – ou le rêve – le plus récurrent de son imagination.
I. Le coupable
Rubem Fonseca est un écrivain qui est parvenu à empêcher son image d’occulter son œuvre. Le peu que l’on connaît de lui vient des présentations écrites sur les rabats de ses livres ou des critiques parus dans les journaux et les revues, qui se limitent généralement à répéter ces présentations. Néanmoins, on sait qu’il est né en 1925 dans l’État de Minas Gerais au Brésil, qu’il a exercé pendant des années la profession d’avocat (il a également étudié la gestion d’entreprises aux États-Unis), choisissant toujours de défendre les Noirs, les pauvres, les prostituées, les narcos insignifiants et tout ceux qui sont victimes du système judiciaire brésilien. Plus tard, il fut commissaire de police, à une époque où, comme l’a dit l’écrivain mexicain Elmer Mendoza, « Nous n’étions pas armés, nous étions quasiment des juges de la paix. »
Bien qu’il n’ait pas étudié la littérature, Fonseca était un énorme lecteur, capable de lire cent pages en une heure. Quand il avait 38 ans, un ami lui emprunta quelques manuscrits et les présenta à une maison d’édition. Ses premiers livres publiés, Los prisioneros et El collar del perro, sont de bons exemples de la véhémence thématique et de l’économie verbale qui caractérise sa prose. Fonseca a depuis publié des dizaines d’autres recueils de contes et des romans, ainsi que plusieurs scénarios de films.
Il n’aime pas beaucoup les projecteurs. Il n’accorde pas d’interviews et ne donne pas de conférences. Il n’a pas l’habitude de voyager pour des colloques, des rencontres ou des foires littéraires. À un reporter guadalajarien qui tentait de l’interviewer pendant la Semana Negra de Gijón, Fonseca répondit aimablement : « J’ai été journaliste. C’est pour ça que je ne fais pas d’interviews, parce que je sais ce qui m’attend. »
Le traitement que lui a réservé son pays est symptomatique. En 1975, son recueil de contes Feliz año nuevo est saisi par la police : un juge et plusieurs fonctionnaires de la dictature militaire le jugèrent « obscène et dangereux ». L’édition fut autorisée douze ans plus tard et connut un succès modeste dans un milieu où son créateur est considéré par les lecteurs les plus rationnels – ceux qui n’ont jamais idolâtré le chroniqueur Jorge Amado ou le gourou new age Paulo Coelho – comme l’auteur brésilien le plus important de la seconde moitié du XXᵉ siècle.
Aujourd’hui, après avoir reçu les prix Luis de Camões et Juan Rulfo – récompensant respectivement la littérature lusophone et la littérature latino-américaine – Fonseca est une célébrité nationale. Pourtant, il n’aime pas les hommages, les interviews et les portraits, mais parfois, très rarement, il accepte de poser devant les caméras. Dans le prologue du livre Los mejores relatos de Rubem Fonseca, l’écrivain Romeo Tello Garrido raconte que le romancier américain John Updike aurait un jour dit à son collègue brésilien que « la célébrité est comme un masque que les hommes ont l’habitude de porter et qui peut devenir dangereux car il détruit le visage original, lui impose des gestes et nie l’identité de celui qui se trouve dessous. » Les livres de Fonseca sont emblématiques ; lui, par chance, n’a jamais porté de masque et on ne retrouve pas son visage sur des t-shirts.
II. Le crime
Avec les mêmes ingrédients, on peut faire un gâteau ou un désastre. S’il y a une différence entre l’utile et le superflu, c’est au chef de s’en apercevoir. C’est-à-dire, pour passer du culinaire à la littérature, que c’est dans la conception esthétique de l’auteur et dans sa dextérité stylistique que se trouve la valeur de ses textes. La violence dans les rues, dans la sexualité, dans le langage, une violence urbaine, où sont greffées des références cinématographiques et musicales populaires, c’est la plus grande obsession d’une bonne partie de la littérature et du cinéma contemporains. L’obsession est un mot qui a une bonne réputation dans le milieu de l’art, mais il peut aussi être synonyme de maladresse : il est facile de détecter dans la prose de multiples auteurs hyper violents une série de codes verbaux et de défauts stylistiques similaires, une sorte d’incapacité congénitale à recourir au subtil, à l’ambigu, à ce que l’on ne peut pas percevoir au premier coup d’œil.
Il y a un mauvais goût de la violence, il y a un autisme thématique et discursif qui nous apporte une multitude vaine de personnages cyniques, désabusés, excédés, ennuyeux en somme, et puis, aussi prévisibles que le lever du jour, des scènes interminables de trafic et de consommation de drogues, de coups de feu, d’interjections et de crachats, de viols sur mineurs et des tortures à peine dissimulées dans des bars, des supermarchés, ou des ruelles sombres. Cela signifie qu’il existe toute une école littéraire – composée en majeure partie d’adolescents qui n’ont jamais sali un livre de leurs écrits, mais qui ont tout de même des dizaines d’écrivains grossiers avec un contrat d’édition, un compte courant et un public enthousiaste – qui s’efforce (et se vante) de recréer mécaniquement les proses fatiguées de Charles Bukowski ou de Bret Easton Ellis, comme si tous deux ne s’étaient pas déjà chargés de se répéter ad nauseam. L’éditeur de la maison Anagrama, Jorge Herralde, a déjà dénoncé ce qu’il appelle «la confrérie du cuir noir »: des auteurs qui trouvent plus intéressant de s’insulter, de se faire prendre en photo en faisant des gestes menaçants et d’organiser des bagarres que d’écrire. Venant d’un éditeur spécialisé dans la publication des gourous de la littérature de « durs » (les fameux Bukowski et Bret Easton Ellis, mais aussi Hunter S. Thompson, Tom Wolfe, etcetera), le commentaire n’en est que plus évocateur.
Le rejet de la violence en littérature provient de l’incompétence de ceux qui l’ont utilisé, mais cela n’en fait pas un thème à éviter. Que ce soit chez Shakespeare, Homère, Dante ou Borges, on retrouve du sang versé, des membres écrasés, un discours sur la haine et le dégoût, de l’humour noir et la présence de l’extrême et du grotesque. Cette propension se manifeste aussi, par chance, dans les pages enragées de Rubem Fonseca.
Un culturiste mélancolique se réfugie dans la lutte libre. Une fille de bonne famille se prostitue et tombe amoureuse d’un client quadragénaire. Un gardien irritable provoque la destruction du bar où il travaille. Un chef d’entreprise surmonte son stress en écrasant des piétons. Un garçon pauvre d’une favela trouve une arme et décide de reprendre aux bourgeois de Rio de Janeiro tout ce qu’ils lui doivent… voilà quelques-uns des meilleurs récits de Fonseca qui reprennent cette thématique. L’action, en général, se passe au Brésil, un lieu semblable à n’importe quel autre et jamais intolérablement peuplé de maracas, de perroquets et de danseuses de samba. La rue de Fonseca n’est pas une rue de carte postale ou un théâtre folklorique, mais elle n’est pas non plus une simple mise en scène des faits divers du journal.
Sa prose est sobre, rapide, bien qu’elle ne se refuse pas d’occasionnelles exubérances. Aucune de ses phrases n’est gratuite : la beauté et l’ironie sont ses justifications perpétuelles. Ainsi, le style télégraphique de certains de ses textes (El juego del muerto, par exemple, récit vertigineux d’une partie de cartes se transformant en homicide ou Relato de acontecimiento, l’ironique histoire de l’écrasement et du démembrement d’une vache qui provoque un tragique accident de bus) change parfois et devient riche, réfléchi, académique (comme dans Copromancia, où le narrateur explique sa méthode pour prédire l’avenir grâce à l’interprétation des excréments et finit par observer, stupéfait, sa propre condamnation dans les eaux sales d’un sanitaire).
La différence, en fin de compte, entre Rubem Fonseca et les autres, l’ensemble des auteurs hyper violents accompagnés de leurs prétentions contreculturelles, est éthique et esthétique : le Brésilien n’utilise pas la violence comme une fin en soi mais plutôt comme un moyen d’expression. Ses personnages y ont recours en luttant pour leur vie, jamais pour se faire bien voir de leurs amis, copines ou admirateurs… Par ailleurs, il est incontestable que sa proximité avec la police apporte à sa prose une savante dose de tension, bien qu’elle résiste aux écueils du roman noir. Dans des œuvres comme El caso Morel, El gran arte, Pasado negro et Agosto, on retrouve des énigmes, des enquêtes et même la présence occasionnelle d’un inspecteur rusé qui n’appauvrissent pas les possibilités de l’histoire avec un simple déballage d’intrigue.
À la différence des autres écrivains de romans policiers latino-américains comme Paco Ignacio Taibo II ou Manuel Vázquez Montalbán, décédé récemment, ses romans n’ont pas d’objectifs politiques et ne délivrent pas de postulats manichéens – par exemple, tout le mal du monde est provoqué par la droite réactionnaire et le bien ne vient qu’à travers le matérialisme dialectique et l’action populaire. Mais, ils n’abandonnent pas non plus le vieux prétexte de la tour d’ivoire pour se désintéresser du monde des vivants et étudier avec une froideur d’entomologiste les hommes et les femmes, les politiques et les policiers, les chefs d’entreprise et les voleurs, les ploutocrates et les défavorisés, les employés de bureau et les prostituées et ce à travers leurs discours, leurs manies, leurs mesquineries, leurs perversions mais aussi leur noblesse occasionnelle – et inespérée.
L’écrivain le plus similaire à Fonseca, dans cet aspect de sa prose, est peut-être l’Américain James Ellroy, artisan implacable d’intrigues brutales mais crédibles, débordantes de nuances morales et de styles colorés. Cependant, l’ombre de Fonseca paraît, à la longue, surpasser celle du maître américain : la diversité de son imagination – dans laquelle on trouve aussi bien des comptables que des vampires –, la versatilité de son style – présent à la fois dans un bijou de quatre pages comme Orgullo, que dans une biographie romancée comme El salvaje de la ópera –, le transforment en un écrivain multidimensionnel, impossible à limiter à un style, à une génération ou à une époque déterminée. D’une façon bien différente de celles des autres auteurs latino-américains, Rubem Fonseca a trouvé l’universalité.
« L’art de vivre ressemble plus à la lutte qu’à la danse en ce qu’il faut toujours se tenir en garde contre les coups qui fondent sur nous », disait Marc Aurèle. De même, la prose de Rubem Fonseca est plus semblable aux coups de poing d’un boxeur – parfois calculatrice et fourbe, parfois impulsive – qu’aux contorsions d’un danseur. Quelqu’un a comparé ses livres à un coup de poing en plein visage ; il n’est pas impossible que cette expérience vaille plus que beaucoup de livres bourrés de rhétorique éclatante et plus que des milliers d’heures de névroses littéraires et de violence clipesque.
Antonio ORTUÑO
Traduit par Elise PIA