Des couleurs pleines d’allégresse, des fleurs qui parsèment la robe déployée d’une jeune fille à longues nattes en train de danser et, dominant le tout, une vedette christique face à un micro, la couverture des Matins de Lima est à elle seule une petite œuvre d’art. Qu’annonce-t-elle ? Une comédie, une épopée moderne, une histoire au « réalisme magique » ? On sera surpris de toute manière, ce sixième roman du Péruvien Gustavo Rodríguez, le premier à être traduit en France, a tout pour séduire.
Photo : L’Observatoire
Quand les extrêmes opposés non seulement s’attirent, mais se marient. Ce n’est pas un roman de 270 pages, ce sont cinq ou six romans sur une trame unique et toute simple : une jeune femme, fille illégitime et abandonnée, cherche à trouver son père. Elle est née vingt-neuf ans plus tôt en pleine Amazonie péruvienne, elle vit à Lima. Jeune métisse, elle a toute sa courte vie été exploitée. Il est chanteur à cheveux teints (on parle beaucoup de chevelures ou d’absence de cheveux) et prétend qu’il a eu un certain succès dans le passé, ce qui reste à prouver ou, du moins, à relativiser.
À partir de cette éventuelle rencontre, Gustavo Rodríguez joue, avec un talent tout à fait unique, à marier l’immariable. S’il fallait définir ce roman, qu’il est impossible de lâcher une fois lu le premier chapitre, on serait bien embarrassé : drame, mélodrame, polar ou comédie ? Roman psychologique, social, sentimental, dénonciateur ? Provocateur ou moraliste ? Aussi incroyable que cela paraisse, Les Matins de Lima est tout cela, on passe du vocabulaire le plus cru et de certaines situations qui peuvent choquer les bonnes âmes à des bouffées de poésie, de l’érotisme à la tendresse la plus pure. C’est un éventail de romans qu’on a entre les mains.
Lima, le Pérou, c’est vrai, sont le cadre idéal pour ces excès, avec leurs propres excès : injustices sociales extrêmes, modernisme et misère étalés l’un et l’autre au grand jour. Tout, sous des allures de normalité, est bancal, à commencer par les « familles » (si on peut appeler familles ces groupes d’individus réunis par des hasards successifs qui forment pourtant des groupes humains soudés malgré tout) et les personnes, c’est bien ce qui les rend humains, monstres d’égoïsme ‒ inconscient, le plus souvent ‒ et capables de générosité spontanée.
Alors on rit beaucoup ‒ parfois avec un peu de scrupule ! ‒, mais l’émotion n’est jamais loin. À chacun ses fêlures, lecteur compris ! Drôle et pathétique, encore deux oppositions qui s’épousent.
Gustavo Rodríguez parvient à faire aimer des personnages qu’on mépriserait probablement, qu’on ne regarderait même pas si on les croisait dans la vie. Il parvient aussi, c’est encore admirable, à introduire une bonne dose de raison dans l’hystérie à la mode que devient souvent une certaine forme de féminisme. Oui, Les Matins de Lima est un livre profondément féministe dans lequel les excès revendiqués, de machisme en particulier, servent paradoxalement à l’équilibre nécessaire : ce sont les vraies questions qui sont ici posées. Vive le féminisme, celui de Gustavo Rodríguez ! On découvre la noblesse de la putain, la tendresse du macho, la beauté sublime du ringard. Quelle leçon pour chacun de nous, que nous soyons putain, macho ou ringard ! Chacun est respectable. Bravo et merci, Gustavo Rodríguez !
Christian ROINAT
Les Matins de Lima de Gustavo Rodríguez, traduit de l’espagnol (Pérou) par Margot Nguyen Béraud, éd. de l’Observatoire, 269 p., 21 €. – Gustavo Rodríguez en espagnol : Madrugada, ed. Alfaguara, Lima.