Valeria Luiselli est une des voix les plus originales d’Amérique latine. Née au Mexique, elle vit désormais aux États-Unis. Après avoir écrit et publié en espagnol, c’est maintenant en anglais qu’elle s’exprime littérairement.
Photo : Espaces Latinos / L’Olivier
Il y a d’abord la narratrice, d’origine mexicaine, elle a une fille (5 ans au début du roman), née d’une relation précédente sur laquelle on en dit le moins possible. Et il y a son mari, lui-même père d’un garçon (10 ans) dont la mère est morte au moment de l’accouchement et dont on ne parlera pas plus. On ne se pose plus la question de savoir qui est à qui, eux quatre formant une famille de quatre personnes.
Leur «travail» a réuni la narratrice et son époux, chargés d’enregistrer les sons de New-York, chacun avec sa propre conception. Il va à l’aventure, saisissant ce que la grande ville lui offrait de sons divers, elle ayant conservé l’esprit de la journaliste qu’elle n’avait cessé d’être. La mission s’était achevée et, dans un moment charnière de leur vie personnelle, elle vient de décider d’adapter ses projets personnels pour le suivre dans le sud des États-Unis. C’est cette longue errance à quatre que Valeria Luiselli décrit dans ces petits détails quotidiens avec, en particulier, ses pensées sur le couple, la famille, la place des enfants et le rapport de tout cela avec la littérature, les prédécesseurs marquants comme Kerouac qui a rôdé dans des endroits semblables, ou le roman pour enfants qu’on lit à la fillette.
Leur «travail» continue d’être un lien entre eux, lui est sur la piste des Apaches, plus par attirance personnelle que pour le rapport avec ses recherches, elle qui se rapproche du Sud, de la frontière avec le Mexique, où elle devrait faire avancer une enquête à propos des migrants en général, et en particulier de deux fillettes mexicaines séparées de leur mère qui a lancé un cri d’alarme : faute d’obtenir l’autorisation de séjour aux États-Unis où travaille pourtant la maman, elles ont été refoulées et on a perdu toute trace d’elles.
Avec une minutie d’entomologiste, Valeria Luiselli observe chaque minuscule changement dans l’attitude des enfants, du mari ou d’elle-même, pour en déduire le plus souvent que le groupe pourrait se défaire, mais en réalité Archives des enfants perdus possède plusieurs axes, la longue et lente traversée des États-Unis, les questions sur la famille et surtout ces enfants qu’on sait perdus (les petites victimes de l’émigration vers le Nord), ceux qu’on a crus capables de vaincre (les Guerriers Aigles, chez les Apaches, autrefois) et, qui sait, le garçon et la fillette, obligés de subir une vie absolument pas tragique dans sa forme, mais qui pourrait avoir de graves conséquences pour leur avenir personnel.
Chacun à sa manière est un archiviste en dehors de la fillette, trop jeune (encore qu’elle soit aussi en train de se créer ses souvenirs personnels) : le père qui enregistre les sons, la mère qui accumule les références pour ses fiches-reportages, et le garçon qui photographie le présent sans bien savoir ce qu’il fera de ses Polaroids.
L’histoire intercalée d’un groupe de 7 enfants (au tout début de leur tragique odyssée), qui se rapprochent, guidés par un «responsable», du Nord rempli de promesses, passe parfois au premier plan, créant un doute pour le lecteur : où est la fiction ? Le garçon et la fillette sont-ils plus ou moins réels que les enfants qui voyagent sur le toit des wagons ? Tout finit par se réunir pour se fondre en une grave élégie.
Un peu puzzle, un peu tragédie, un peu roman d’apprentissage, un peu dénonciation d’injustices parmi les plus graves, l’offense faite à l’enfance, Archives des enfants perdus est une œuvre grandiose, parfaitement réussie.
Christian ROINAT
Archives des enfants perdus de Valeria Luiselli, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, éd. de l’Olivier, 480 p., 24 €. Valeria Luiselli en français : Des êtres sans gravité, éd. Actes Sud / L’histoire de mes dents / Raconte-moi la fin, éd. de l’Olivier.
Valeria Luiselli est née en 1983 à Mexico. Elle est l’auteur d’un roman, Des êtres sans gravité (Actes Sud, 2013), ainsi que d’un recueil d’essais et de récits encore inédit en français, Papeles falsos. L’Histoire de mes dents (Éditions de l’Olivier, 2017) a reçu le Los Angeles Times Prize, le Azul Prize et a été finaliste du National Book Critic Circle Award, et a fait de son auteur l’un des écrivains les plus prometteurs de sa génération. En 2017, elle publie aux États-Unis Raconte-moi la fin, un essai consacré à son expérience d’interprète dans les tribunaux américains de l’immigration. Ce livre rencontre un très grand succès critique et public, et paraît en 2018 aux Éditions de l’Olivier dans la collection de non-fiction, « Les Feux ». Valeria Luiselli vit dorénavant à Harlem et écrit en anglais.