Répression d’artistes insurgés à Cuba contre le décret-loi 349 et la politique de censure

Ils sont Cubains, mais parce qu’ils croient que la liberté d’expression peut être un instrument de progrès vers un gouvernement pragmatique et plus ouvert au dialogue que ses prédécesseurs, ils sont traqués comme des ennemis de la Révolution. Avec l’intention d’attirer l’attention de la communauté internationale, l’écrivaine Verónica Vega nous livre ici son rapport sur les événements qui ont fait basculer l’opinion publique de son pays.

Photo : Alamar

Fin novembre 2018, les activistes du Grupo San Isidro se sont réunis pour manifester dans les rues de La Havane, devant le ministère de la Culture. Leur but : la dérogation du projet du décret-loi 349 destiné à l’encadrement (voire «restreindre la créativité») de toute activité artistique dans l’Île. Quelques jours plus tard, la direction d’Espaces latinos a reçu ce message de détresse comme une bouteille lancée à la mer :

«[…]je vous écris pour vous informer sur ce qui est en train de se passer à Cuba, une vague de répression contre les artistes convoqués pacifiquement devant le ministère de la Culture. Les forces de l’ordre de la sécurité de l’État nous ont bousculés et menacés, ils ont arrêté six personnes parmi nous. Auparavant, le 22 novembre, j’ai été arrêtée pour vouloir participer à une méditation publique qui faisait partie de la campagne de protestation contre le 349. Pendant cinq heures, ils m’ont enfermée dans une cellule, où j’ai eu une crise de claustrophobie et d’asthme. Une fois libérée, ils m’ont dit qu’ils pouvaient m’incarcérer à tout moment, et que ce n’était pas de leur responsabilité si quelque chose m’arrivait, car ils ont vu que j’étais vulnérable à l’enfermement. S’il vous plaît, divulguez cette information… », signé Verónica Vega*

Fidèle à sa vocation de donner la parole à ceux qui souhaitent exposer leurs opinions sur des sujets d’ordre publique, Espaces latinos a donc proposé à l’écrivaine et activiste cubaine –comme cela a déjà été fait dans un article précédent **–, une série de questions, cette fois sur l’actualité culturelle de son pays.

Vous représentez le Grupo San Isidro, quelle est son origine ?

Les activistes de la campagne contre le décret 349 sommes originaires de La Havane, dont plusieurs habitent à Alamar. Ce quartier était le théâtre d’un important mouvement d’art alternatif, lequel a tenté de coexister avec les institutions culturelles officielles (les cinémas, les théâtres et les galeries d’art appartiennent à l’État). À Alamar avaient lieu le festival de hip-hop et le festival de poésie le plus important de l’Île, jusqu’au jour où ils ont été interrompus et finalement supprimés par le ministère de la Culture. L’un des membres du groupe, Michel Matos, était le producteur du festival de musique Rotilla, événement le plus populaire à Cuba.

Je voudrais signaler que nous avons adopté le nom de «San Isidro» d’après le soutien des habitants de ce quartier homonyme, situé dans la partie plus ancienne de La Havane : lors d’un concert de musique organisé pour protester contre le 349, les artistes ont été victimes de la répression de la police, alors les habitants du quartier se sont révoltés contre les forces de l’ordre. Selon la Constitution, nous avions le droit d’exprimer notre mécontentement. Nous étions conseillés par Laritza Diversent, une avocate cubaine responsable de Cubalex, bureau indépendant de conseil légal qui a été contraint à l’exil après avoir subi la pression de la Sécurité de l’État.

En tant qu’artistes, avez-vous la possibilité de réaliser des expositions accessibles au grand public ? Les moyens de communication vous offrent-ils un espace pour la promotion de vos activités ?

Nous n’avons pas de visibilité car la télévision, la radio et la presse appartiennent à l’État. La diffusion de nos activités se fait grâce à Internet ou par téléphone portable. De plus, les artistes qui participent aux événements sont systématiquement harcelés par la Sécurité de l’État, notamment avec la présence policière. Ainsi le public est découragé par peur et finit par se désister, ou bien la même Sécurité de l’État donne de fausses informations concernant la date et les horaires des événements, afin de désorienter le public. Pourtant, grâce à la campagne contre le 349, nous avons réussi un grand coup médiatique : les gens nous suivaient sur les réseaux sociaux, et si beaucoup avaient peur de se joindre à la manifestation, ils approuvaient notre action en nous saluant dans la rue.

En dehors du Grupo San Isidro, est-ce qu’il existe d’autres artistes et intellectuels à La Havane impliqués dans votre cause ?

Le succès de la politique culturelle de la Révolution, initiée par Fidel Castro, réside en grande partie dans le fait d’avoir divisé la communauté artistique et intellectuelle. Cependant, l’annonce du décret 349 a généré un mécontentement tellement massif que, pour la première fois, un groupe de jeunes liés aux institutions de l’État a soutenu la protestation des artistes indépendants. Ainsi une trentaine de jeunes ont signé une lettre demandant une réunion avec le ministre de la Culture, dont l’objectif était de revoir et de réécrire le décret, bien que nous, les artistes indépendants, exigions la dérogation totale du projet de loi. Ce geste de solidarité fut un événement sans précédent. Par ailleurs, nous avions sollicité une réunion avant eux, mais nous avons été ignorés. Cela fait partie de la stratégie du gouvernement afin de discréditer l’existence légale du dissident. Toutefois, ces jeunes ont été reçus par le vice-ministre de la Culture, mais la réunion n’a pas donnée de résultats favorables.

Au premier regard, la manifestation devant le ministère de la Culture visait ponctuellement le décret 349, mais il est plus juste de considérer qu’il a été au fil des années le catalyseur d’un sentiment grandissant de frustration d’une politique d’interdiction et de censure…

Pour nous, les artistes unis contre le 349, il était clair que le gouvernement cubain ne voulait pas de l’existence d’un art indépendamment de l’État. Nous en avions la preuve, avec la suppression des festivals de hip-hop et de poésie mentionnés plus haut, mais surtout celle de la #00 Biennale de La Havane. Par conséquent, le 349 était la réponse officielle à ce type d’événements. Cela a été pour nous une déclaration de guerre, bien que le gouvernement ne s’attendait pas à un tel rejet populaire en réponse. La manifestation (une présence pacifique de notre art devant la plus importante institution de la culture) était notre dernier recours pour empêcher l’entrée en vigueur du décret, le 7 décembre dernier. Comme ils ne nous entendaient pas, nous avons carrément crié un monologue contre les représentants du gouvernement, mais leur réponse fut un silence officiel et la répression policière.

Avez-vous été menacés ou incarcérés ?

Le harcèlement, les menaces, les arrestations se sont succédés pendant toute la campagne, non seulement après la convocation devant le ministère de la Culture. Par exemple, nous avons essayé de réaliser une méditation collective dans un parc public, mais tous les artistes participant à la réunion ont été encerclés par la police. Plusieurs ont été incarcérés pendant des heures. Pour le gouvernement cubain, la dissension n’est pas reconnue comme un droit, par conséquent, toute personne qui proteste contre un dessein officiel est considéré comme délinquant et classé dans un dossier CR (contre-révolutionnaire). Ce stigmate se maintient pour toute la vie.

Quel est le bilan des manifestations ? Avez-vous le sentiment d’avoir été entendus ?

Le peu de temps que nous avons été incarcérés a montré que la répercussion internationale avait été importante, et que le gouvernement était préoccupé par les implications de la répression. La réponse officielle fut donnée par le biais d’un programme à la télévision, où les autorités justifiaient la nécessité d’appliquer le décret 349. Cependant, il a été dit que l’entrée en vigueur de celui-ci ne se ferait pas dans l’immédiat, et que les normatives devaient être revues et discutées. D’après notre expérience, ceci représentait une victoire. Espérer que le gouvernement cubain reconnaisse une erreur publiquement relève de l’utopie, car il existe trop d’arrogance de sa part, de peur de perdre le contrôle absolu sur la population. En ce qui me concerne, je n’avais jamais été engagée dans une campagne de protestation politique, mais le 349 ne me laissait pas le choix : il signifiait (ou signifie car il n’a pas encore été abrogé) l’annihilation totale de l’art indépendant à Cuba.

La fin de l’ère Castro permet d’envisager une lente, mais certaine, ouverture vers le reste du monde, notamment à travers les réseaux sociaux, et donc plus de transparence en ce qui concerne la difficile réalité de la société cubaine. Dans le monde d’aujourd’hui, la parole se libère et la culture traverse les frontières nécessairement par les médias. Est-ce qu’ils vous ont donné l’occasion de parler de la répression dont vous avez été les victimes ?

Oui, nous avons apporté notre témoignage à différents sites non officiels comme Cubanet, Diario de Cuba, Cibercuba, Havana Times, Hypermedia Magazine… Et les artistes qui se sont rendus à l’étranger, comme Amaury Pacheco et son épouse la comédienne Iris Ruiz, ont pu parler à des chaînes de télévision et à la radio dans différents pays (les États-Unis, l’Argentine, le Chili…). Pendant la répression, nous avons su que nous n’étions pas seuls, cela nous a encouragé parce que la pression de l’État, avec tous ses recours, c’est une expérience terrible.

Ce funeste incident, a-t-il contribué à cimenter la cohésion du Grupo San Isidro ou bien, à cause des menaces, de la violence et des intimidations, avez-vous évoqué la possibilité de le dissoudre pour préserver votre sécurité ?

Nous n’avons pas dissous le groupe, car nous sommes persuadés que l’union a été la clé de notre sécurité. À présent, nous sommes concentrés chacun dans notre projet personnel, mais la solidarité ressentie pendant la campagne est toujours là : d’autres artistes, liés à l’État, se sont prononcés depuis leurs propres plates-formes pour exprimer leur désaccord avec le décret.

Après le retrait de Raúl Castro, Cuba vient de franchir une étape importante de son histoire avec le projet de sa nouvelle constitution. Quel jugement portez-vous sur l’actualité ? Voyez-vous un progrès vers un nouveau Cuba où s’exprimer librement, et en paix, ne soit plus considéré comme un délit ?

Je crois que Cuba est en train de vivre une sorte d’éveil. Les réactions suscitées par le 349 montrent une confluence de forces, laquelle a surpris tout le monde. C’est une secousse graduelle de la conscience collective. Le mécontentement est général, et beaucoup l’expriment librement dans la rue comme jamais auparavant. De plus en plus de gens commencent à se sentir impliqués même dans d’autres domaines. Pour ne donner qu’un exemple, après la dernière tornade, les victimes de la catastrophe ont donné leur témoignage aux activistes et aux médias non officiels, même en sachant qu’ils risquaient la répression pour cela. Les étudiants universitaires se sont mobilisés spontanément pour aider, et les propriétaires des restaurants ont apporté de la nourriture gratuitement, ce que le gouvernement n’a pas fait. Il y a trop de lassitude cumulée, trop de scepticisme. Les Cubains commencent à comprendre que nous sommes un seul peuple, mais un peuple divisé par une politique inefficace qui a ravagé le pays et généré beaucoup de souffrance.

Propos recueillis par
Eduardo UGOLINI

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* Verónica Vega a été invitée à participer au festival Belles latinas, édition 2011, avec son roman Partir, un point c’est tout, édité en français par les éditions Christian Bourgois.

** Article intitulé Criminaliser la vérité, publié le 12 octobre 2018.