Alors que le nouveau président péruvien Martín Vizcarra tente de redresser le pays, après la crise politique déclenchée par la démission de son prédécesseur Pedro Pablo Kuczynski à la suite du scandale de corruption lié à l’entreprise brésilienne Odebrecht, de nouveaux cas de corruption plongent le Pérou dans l’une des plus graves crises de son histoire.
Photo : Martín Vizcarra/Diario Financiero
«Si les empires, les grades, les places ne s’obtenaient pas par la corruption,
si les honneurs purs n’étaient achetés qu’au prix du mérite,
que de gens qui sont nus seraient couverts, que de gens qui commandent seraient commandés.»
W. Shakespeare, Le Marchand de Venise.
L’information a été révélée par des enquêtes journalistiques : trois des sept membres du Conseil national de la magistrature, organisme chargé de nommer et de destituer les juges et les procureurs, ont été impliqués dans des affaires de corruption. Soupçonnés d’avoir des liens avec des membres du réseau criminel de blanchiement d’argent fonctionnant à Puerto Callao, près de Lima, ils ont été mis sur écoute téléphonique sur ordre d’un juge fédéral.
Sur les enregistrements, ils ont parlé de pots de vin en échange de la manipulation de documents, de trafic d’influence et autres crimes. Ces écoutes sont survenues dans le cadre d’une enquête judiciaire qui vise une organisation de trafic de drogue, mais «il n’y a aucun lien jusqu’ici entre les personnages des écoutes téléphoniques et l’organisation criminelle d’origine», a déclaré le procureur supérieur Jorge Chávez Cotrina.
Parmi les fonctionnaires impliqués figurent le président de la Cour supérieure de justice de Callao, Walter Ríos, et les membres Julio Gutiérrez, Guido Aguila et Ivan Noguera. Sur l’un des enregistrements, Noguera, qui est musicien et magistrat, demande à un entrepreneur d’acheter cinquante billets pour son concert en échange de la ratification d’un juge à son poste !
Sur un autre enregistrement apparaît également le président de la deuxième chambre criminelle transitoire de la Cour suprême, César Hinostroza, qui a déjà été démis de ses fonctions. Il s’agit sans doute de la partie visible de l’iceberg, comme le relève Adriana León, de l’Institut de la presse et de la société du Pérou : «Au Pérou, il y a un pouvoir exécutif très faible, coopté par la corruption du Congrès […] et la justice a également été prise par la corruption. Parmi les 130 députés, 80 ont des plaintes de toutes sortes. Ce qui se passe ici est une chose terrible.»
Les Péruviens découvrent-ils soudain comment fonctionne leur système ? Qu’on ne s’étonne pas de tous ces cas de corruption. Cette situation dure depuis des décennies et il faut bien voir que cette crise en englobe plusieurs. En effet, le Pérou traîne derrière lui un très lourd passé de corruption qui débouche sur la crise actuelle.
On pourrait se demander comment ce pays en est arrivé là. Pour comprendre la situation actuelle, il est nécessaire de rappeler que le Pérou était le berceau de l’empire le plus puissant de l’Amérique. En expansion depuis le XVe siècle, au moment de l’arrivée du conquistador Francisco Pizarro (l’homologue austral de Hernán Cortéz), l’empire Inca était cinq fois plus grand que celui des Aztèques. Un immense territoire qui équivaut, en Europe, à un espace compris entre le pôle Nord et l’Afrique septentrionale, avec un réseau de 30 000 km de sentiers et dont la route nord-sud, ou «voie royale», faisait 6000 km de long. Voilà la seule civilisation américaine qu’on compare souvent, par l’étendue de son territoire et son réseau de communication, à la Rome antique.
Vers la fin du XVIIIe siècle, Lima, la capitale du Pérou, était encore le centre vital de l’Amérique latine. Durant le siècle suivant, grâce à l’exportation de matières premières, comme la laine, le nitrate, et le boom du guano, le pays connut un début de modernisation, interrompu par sa défaite lors de la guerre du Pacifique contre le Chili (1879-1883). Les premiers cas de corruption commencent à voir le jour dans la première moitié du XXe siècle, quand les capitaux étasuniens investissent dans le pétrole et les ressources minières, qui deviennent alors la principale source d’exportation. Or, dépendant désormais du prix des matières premières, imposé par le marché international, l’autonomie et le contrôle financier du Pérou ont été fortement réduits, entraînant de graves conflits sociaux et politiques (coups d’État) et, par conséquence, une corruption récurrente.
Le retour à la démocratie en 1980 n’a pas fait disparaître les «vices» liés à l’exercice du pouvoir. Après la présidence de Belaúnde Terry, le mandat de Alan García (1985-1990) s’achève sur une débâcle économique et des accusations de corruption. Le triomphe d’Alberto Fujimori aux élections de 1990 marque la fin des actions terroristes menées par le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (guevariste) et surtout le Sentier lumineux (maoïste). Mais, en septembre 2000, une grave affaire de corruption le contraint à convoquer des élections anticipées.
Et si aujourd’hui les fonctionnaires de la Cour supérieure de justice de Callao ont été impliqués dans des nouveaux cas de corruption, c’est par le biais d’une enquête judiciaire contre une organisation de trafic de drogue. Sur ce point, mentionnons que dans l’économie en ruine des années 1990, la drogue était l’industrie vitale du Pérou : la production de cocaïne représentait 15 % du PNB, ce qui équivaut à 135% de la production agricole et 145 % des exportations.
Comme on peut le constater, depuis des décennies les dirigeants péruviens ont été, ou bien poursuivis par la justice, ou mis en examen pour corruption. Et justement, la corruption était le thème essentiel du dernier Sommet des Amériques qui s’est tenu les 13 et 14 avril derniers à Lima : «la gouvernance démocratique face à la corruption et l’adoption de mesures concrètes sur ce sujet». Or, ironie du destin, au même moment, le président du pays organisateur, Pedro Pablo Kuczynski, a été contraint de démissionner après avoir reconnu entretenir des liens personnels illicites avec l’entreprise de construction brésilienne Odebrecht, déjà sous l’œil de la justice dans différents pays de la région.
Ainsi, cette affaire répond en quelque sorte à la question que nous nous sommes posés dans un précédent article : si le Sommet des Amériques ne fournit pas le cadre approprié pour mener à bon terme ce projet, alors à quoi sert-il ? 1 On pourrait donc voir dans les nouveaux cas de corruption découverts récemment au Pérou (ainsi qu’au Brésil et en Argentine) que des mesures concrètes ont été mises en place pour lutter contre ce fléau devenu indissociable de la vie politique.
Enfin, au regard des grands bouleversements en tous genres qui frappent à présent de nombreux pays (Venezuela, Nicaragua, Brésil, Argentine, etc.), force est de constater que l’Amérique latine est en train de vivre un moment clé de son histoire, dans son ensemble. Et tandis que Transparence International dénonce une hausse de la corruption dans la région, d’autres se demandent «pourquoi certains pays sont plus corrompus que d’autres», et certains assurent que «la baisse de compétitivité de l’Amérique latine favorise la corruption». La grande majorité de la population péruvienne se montre fermement disposée à ne pas laisser passer l’occasion de faire évoluer la vie en démocratie : ainsi cette crise a généré plusieurs marches contre la corruption à l’échelle nationale, notamment les 19 et 27 juillet derniers.
Eduardo UGOLINI
- Article du 13 avril 2018, Sommet des Amériques.