Enfermée dans une cécité peut-être passagère si son ophtalmologue parvient à régler son problème, et confrontée aux réactions de ses proches, une jeune femme décrit ses sensations, ses découragements, ses espoirs. Elle profite de son analyse pour régler quelques comptes avec elle-même et avec son entourage. Et surtout, elle fait de sa réflexion un texte unique.
Photo : FIL Mexique
Pendant une fête animée entre amis, dans un gratte-ciel de Manhattan, Lina Meruane sent brusquement que sa vision s’obscurcit. Une hémorragie sévit à l’intérieur d’un de ses yeux, peut-être des deux. Elle les savait menacés, mais la brutalité de l’attaque la laisse désarmée, d’autant plus que son compagnon Ignacio et elle doivent déménager à deux jours de là.
La consultation d’urgence chez son ophtalmologue débouche sur un verdict strict : une opération, si toutefois elle est possible, ne pourra être tentée qu’un mois plus tard, le temps que se résorbent les caillots de sang. Que faire d’ici-là, étant pratiquement aveugle ? « Allez donc dans votre famille, au Chili », lui conseille le médecin. La malheureuse, qui voyage seule, découvre dans l’aéroport new-yorkais, puis dans l’avion, la vie sans la vue. Cela donne lieu à quelques scènes cocasses immédiatement suivies de découragement, parfois de désespoir.
La description précise des actes et des pensées de Lina prend une épaisseur saisissante grâce aux apartés qu’elle confie au lecteur. Humour noir et autodérision donnent au récit une vision multiple, cruelle pour tous, pour la narratrice, les membres de sa famille et les autres personnages, mais surtout pour le lecteur. Elle joue constamment avec le vocabulaire, multipliant les mots en rapport avec la vision, en en parsemant sur chaque page, ce qui rend évident l’importance extrême de la vue, pour chacun… le lecteur étant le premier visé !
Le séjour dans la famille, à Santiago, se fait au milieu d’une brume lourde, massive, comme le sont les relations entre ces gens qui s’aiment, mais qui s’aiment mal, qui ne savent pas le faire mieux. Lina Meruane reste caustique, emprisonnée qu’elle est dans un univers clos, fermé sur lui-même, mais qu’elle voudrait partager. Un tour en voiture dans le centre de la ville devient une suite de fausses visions fantomatiques : elle ne voit pas ce qui défile derrière les fenêtres de l’automobile ; elle se souvient des monuments, des places, des angles de rues de sa jeunesse.
Entre noir désespoir et rire intérieur parfois retenu, parfois éclatant, Lina Meruane se libère (un peu) de ses angoisses et communique ses désillusions, ses frustrations et ses quelques espoirs dans une prose grise et irisée. Avec cette façon de s’exprimer qui n’est qu’à elle, une façon d’exprimer tout ce qu’elle vit, elle s’empare du pouvoir de rendre poétique un quotidien brumeux et par conséquent ce « roman », brut et doux, drôle et tragique. Une expérience unique pour celle qui l’a vécue, l’a écrite et offerte à ses lecteurs, et aussi pour ceux qui la reçoivent.
Christian ROINAT
Un regard de sang de Lina Meruane, traduit de l’espagnol (Chili) par Serge Mestre, éd. Grasset, collection « En lettres d’ancre », 224 p., 19 €. Lina Meruane en espagnol : Sangre en el ojo / Volverse Palestina / Contra los hijos Random House, Barcelona.