En 2000, Luz ou le temps sauvage avait marqué une date dans la création argentine. Après plusieurs romans réussis, Elsa Osorio provoque un nouveau choc, littéraire mais aussi émotionnel, avec Double fond, une histoire en rapport avec la période sombre des années 80 en Argentine, qui touche ce qu’il y a de plus humain en chaque lecteur. Entre 1976 et 2006, entre Buenos Aires, la Bretagne et Paris, la romancière crée une atmosphère trouble qu’elle fait parfaitement partager à ses lecteurs.
Photo : Infobae/Éditions Métailié
1984 : une militante montonera est séquestrée avec Matías, son fils de trois ans, dans la sinistre ESMA, le centre de détention de l’armée argentine alors au pouvoir. Elle est torturée et « retournée » contre la promesse de garder son enfant en vie. Devenue agent double, dont tout le monde se méfie, elle est envoyée en France pour espionner un groupe d’opposants à la dictature.
2004 : un corps de femme est retrouvé sur une plage française, près de Saint-Nazaire. Muriel, jeune journaliste attachée aux faits divers, prise de doute sur l’éventuel accident, se plonge dans l’histoire récente de l’Argentine, pensant voir un très lointain rapport avec les origines du docteur Le Boullec, la noyée de la plage.
Le début du roman semble confus : on doit naviguer parmi les noms, les surnoms et les pseudos des militants, mais on se retrouve vite littéralement aspiré par les mystères qui s’empilent, le passé de Marie Le Boullec, celui de Soledad (que cache ce prénom ?), celui d’une autre femme qui interfère dans les recherches de Muriel. Le mystère est multiple, beaucoup de points ne sont compris ni des personnages qui enquêtent, ni du lecteur… Mais le lecteur a un avantage : il sait que, en avançant dans sa lecture, tout se clarifiera.
Double fond est un roman exigeant : il demande à son lecteur une attention sans faille. Il lui faut bien identifier les multiples personnages, les lieux qui se succèdent, les faux semblants, simulés ou réels, de la protagoniste, qui n’est qu’une des victimes de l’amiral Massera, l’un des membres de la junte militaire, une de ces victimes qu’il a voulu « retourner », pour les associer à son projet politique. La mystérieuse protagoniste centrale, esclave ou consentante, a participé à cette action, qui a même impliqué un temps Valéry Giscard d’Estaing quand il était président de la République. Politique et psychologie se rejoignent dans le destin de ces victimes comme dans le roman.
Peu à peu, en découvrant les activités de la femme en Argentine et en France, on se rapproche d’elle, même si elle garde une bonne part d’opacité (qui est un des atouts du roman), qu’elle est bien obligée de conserver pour survivre. On se rapproche aussi de Muriel, la journaliste bretonne, et de son cercle immédiat, ceux qui l’aident dans ses enquêtes et tentent de lever le mystère de l’existence multiple de la morte pendant les vingt dernières années.
Tout bien sûr se résout dans les derniers chapitres, ce qui laisse une forte impression d’avoir navigué à travers les années noires de l’Argentine, mais sans quitter la partie humaine, douloureuse, sensible, des faits. La souffrance des êtres enfoncés dans les horreurs de la dictature ne leur ôte pas leur volonté de vivre, au contraire, belle leçon pour chacun de nous.
Christian ROINAT
Double fond de Elsa Osorio, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, éd. Métailié, 400 p., 21 €.
Elsa Osorio en français : Luz, ou le temps sauvage / Tango / Sept nuits d’insomnie / La Capitana, éd. Métailié.